L’industrie marocaine affiche d’excellents résultats en 2024, mais un angle mort persiste : la compétitivité. C’est le principal constat dressé le 28 octobre à Rabat lors de la présentation du baromètre annuel du secteur.
Par R. Mouhsine
Année faste, mais réussite incomplète. C’est, en substance, le message livré par Ryad Mezzour, ministre de l'Industrie et du Commerce, lors de la présentation du baromètre 2024 de l’industrie. Malgré des performances qualifiées de «record», le Maroc souffre d’un déficit de productivité. Un diagnostic qui rappelle que la croissance industrielle doit désormais s’accompagner d’une montée en valeur.
Le baromètre confirme la poursuite de la dynamique engagée depuis plus d’une décennie. L’automobile demeure le premier poste d’exportation et l’un des premiers employeurs industriels. L’aéronautique renforce ses capacités. La pharmacie progresse. Cette trajectoire positive ne masque cependant pas les fragilités du système productif, notamment son incapacité à générer plus de valeur ajoutée. Car si l’industrie exporte plus, elle transforme encore trop peu.
Pour l’économiste Mohammed Jadri, la situation doit s’analyser sur le temps long : «cela fait vingt-cinq ans que le Maroc bâtit les fondamentaux de son industrie. Nous avons travaillé sur les infrastructures, le capital humain, l’énergie, le climat des affaires, la logistique. Beaucoup de choses ont été facilitées. Mais le grand problème qui demeure, c’est l’intégration locale».
Autrement dit, la base est posée, mais l’édifice peine à se densifier. Le secteur automobile en fournit l’illustration la plus parlante. Le Maroc est passé du simple assemblage à une industrie complète, structurée autour de plus de 250 usines et 300.000 emplois. Pourtant, l’intégration locale plafonne. «Aujourd’hui, l’automobile atteint à peine 64 à 70% d’intégration locale. On importe encore les moteurs», rappelle Jadri. La valeur ajoutée reste faible.
«De janvier à septembre, nous avons importé près de 13,6 milliards de dirhams de produits automobiles et exporté 19 à 20 milliards. La valeur ajoutée réelle est d’environ 4 milliards. Ce n’est pas énorme», souligne-t-il. Cette faible productivité se retrouve dans d’autres secteurs, y compris le tourisme, bien que n’appartenant pas à l’industrie au sens strict. «Le tourisme souffre lui aussi d’un déficit de productivité», observe l’économiste.
Il rappelle que le pays a accueilli près de 15 millions de touristes entre janvier et septembre pour des recettes avoisinant 100 milliards de dirhams. «Cela représente environ 500 à 600 euros par séjour de six jours. C’est très faible parce qu’on n’offre pas un package adapté», notet-il. Dans l’industrie comme dans le tourisme, la création de valeur se situe en dessous de son potentiel.
Effets collatéraux
Le manque de productivité génère plusieurs effets collatéraux. Il limite l’augmentation de la valeur ajoutée et pèse sur la création d’emplois qualifiés. Il entretient une dépendance à l’importation, aggravant la fuite de devises. Il réduit enfin les recettes fiscales.
«Si l’on produit plus, on paie plus d’impôts. On crée plus d’emplois», résume Jadri. Le diagnostic est clair : l’industrie croît, mais son impact économique reste bridé. Au cœur de cette problématique se trouve le capital humain.
«Nous avons beaucoup de techniciens et d’agents de maîtrise, mais quand il s’agit de profils hautement qualifiés, la pénurie est réelle. L’enseignement n’est pas toujours adapté», souligne Jadri. Les entreprises hésitent à confier des responsabilités à des jeunes manquant d’expérience, ce qui ralentit la montée en compétence. Le phénomène est aggravé par l’émigration des profils qualifiés. Selon Jadri, «un jeune ingénieur stable peut recevoir une offre qui double son salaire à l’étranger. Il faut être un prophète pour refuser». Les contraintes matérielles contribuent également aux difficultés de compétitivité. L’accès à l’eau s’impose comme un enjeu critique.
«Personne ne va investir 10 millions ou 10 milliards si la question de l’eau n’est pas réglée», avertit notre interlocuteur, qui appelle à accélérer les projets de dessalement, la réutilisation des eaux usées et la construction de barrages. Même constat pour l’énergie, dont le coût et la disponibilité continuent de peser sur les marges industrielles. Le pays doit accélérer sa transition vers l’éolien, le solaire ou l’hydrogène. Ce virage est d’autant plus urgent que l’Union européenne, principal débouché de l’automobile marocaine, bascule vers l’électrique.
«Notre production reste majoritairement thermique. Alors que l’Europe absorbe de plus en plus d’électriques, nous risquons de perdre des parts de marché», fait savoir Jadri. S’attaquer à la rente Au-delà des contraintes physiques, les obstacles administratifs et institutionnels sont régulièrement dénoncés. Jadri appelle à s’attaquer d’abord à la rente : «Il faut en finir avec les agréments et licences. Il suffit de répondre à un cahier des charges».
Le climat des affaires souffre de procédures lourdes, de délais administratifs et de difficultés judiciaires. «Nous attirons des investisseurs, mais nous avons du mal à les fidéliser», regrette-t-il. Le système bancaire est également pointé du doigt. Selon lui, les établissements privilégient les grands groupes au détriment des startups et des petites entreprises productives. «Une startup ou un petit entrepreneur ne sera pas financé. Les banques financent les grands groupes et les multinationales», affirme-t-il.
Or, ce sont ces petites entreprises productives qui sont susceptibles de tirer la productivité nationale vers le haut. Pour l’économiste, la montée en compétitivité passe par une action coordonnée sur plusieurs fronts : intégration locale, capital humain, transition énergétique, simplification administrative, concurrence équitable, financement et montée en gamme technologique.
«Si l’on règle la question de l’eau, de l’énergie, de la rente, de la corruption et des lourdeurs administratives, et si les banques jouent enfin leur rôle, sans oublier la formation et l’amélioration du capital humain, alors oui : on peut améliorer notre productivité dans les années à venir», conclut-il.
Le diagnostic est posé. Les leviers sont identifiés. Reste désormais à transformer l’essai. À l’heure où l’industrie marocaine s’inscrit dans des chaînes de valeur mondiales exigeantes, la compétitivité devient non seulement un impératif économique, mais aussi une condition de souveraineté. L’ambition du Maroc passera par une révision en profondeur de son modèle productif, afin de convertir la croissance industrielle en valeur durable.