Croissance – Investissement - Dette : lecture économique de l’année 2024

Croissance – Investissement - Dette : lecture économique de l’année 2024

Le rapport du HCP confirme que la croissance de 2024 repose avant tout sur la demande intérieure et l’investissement, bien plus que sur un gain réel de productivité ou une hausse suffisante de l’épargne nationale. Si les ménages soutiennent la résilience économique, les entreprises et l’État creusent le besoin de financement, posant la question de la soutenabilité du modèle à moyen terme. Entretien avec Rachid El Fakir, professeur d'économie monétaire.

 

Propos recueillis par Désy M.

Finances News Hebdo : La récente note du HCP sur les comptes nationaux par secteurs institutionnels montre que malgré une croissance nominale de 7,9%, le pays affiche un besoin de financement plus élevé. Peut-on parler de paradoxe ?

Rachid El Fakir : Ces deux résultats résument les performances macroéconomiques de l’économie marocaine en 2024 et ne peuvent représenter en aucun cas un «paradoxe» au vrai sens du terme. Avant de montrer l’absence d’un tel paradoxe, il conviendrait de faire une petite analyse de ces deux variables, tout en décelant le lien de causalité entre celles-ci. D’une part, en 2024, l’économie marocaine avait progressé en valeur de 7,9%. Cette croissance demeure nominale et non pas réelle, ou en d’autres termes, en valeur et non pas en volume. En déflatant un tel indicateur, on annule l’effet prix pour se retrouver avec une croissance économique aux prix constants dans la limite de 3,8%. Ce taux, qui représente le vrai niveau de la croissance économique en volume, contraste avec la croissance nominale en valeur, tempérant ainsi le soi-disant «paradoxe» de la combinaison d’une forte croissance nominale et un besoin de financement global accru de l’économie marocaine.

D’autre part, pour le besoin de financement global (BFG), qui s’est aggravé au Maroc au titre de l’exercice 2024 en s’établissant à 1,2% du PIB contre 0,9% une année auparavant, il convient de noter que ce résultat reflète un déficit de 18,5 milliards de DH (MMDH) de l’épargne nationale par rapport à l’investissement national engagé la même année par les différents secteurs institutionnels. Ce reliquat est alors comblé par l’épargne étrangère libellée en devises. Ainsi, en analysant les comptes des différents secteurs institutionnels, on voit que ce BFG résulte des besoins de financement accusés par les secteurs des sociétés non financières, des sociétés financières et des administrations publiques, respectivement de 8,2, 9,1 et 12,2 Mds de DH, contre une capacité de financement de 10,9 Mds de DH pour les ménages.

Le BFG structurel, qui caractérise l’économie marocaine depuis des années, témoigne de l’insuffisance de l’effort de l’épargne locale à pouvoir accompagner la dynamique de l’investissement nationale; situation qui constitue de fortes contraintes sur les politiques monétaires et budgétaires du Royaume, en faisant appel aux financements extérieurs. Dans ce sillage, en liant le BFG au taux de croissance économique enregistré au Maroc en 2024, on peut bien avancer un bon dynamisme de l’investissement qui dépasse les capacités financières de l’économie marocaine. Un tel dynamisme constitue, bien évidemment, un moteur déterminant pour la croissance économique. Rapportés au PIB, on voit que l’investissement et la consommation finale, qui constituent la demande interne, ont contribué massivement, comme d’habitude, à la croissance économique au Maroc en 2024.

 

F. N. H. : Les entreprises passent d’une capacité de financement positive à un besoin de financement important en 2024. S’agit-il d’un signal inquiétant ou d’un effet mécanique de la reprise de l’investissement ?

R. E. F. : En disposant de 16,6% du revenu national brut, les entreprises avaient contribué de 60,3% à l’épargne nationale et de 59,2% à l’investissement national, pour se retrouver avec un besoin de financement de 8,2 milliards de DH. Avec l’analyse de l’offre de l’économie marocaine, on voit bien que les entreprises, tant financières que non financières, participent à hauteur de 45,7% à la formation du PIB marocain tout en contribuant de 60,3% à la formation de l’épargne nationale et de 59,2% à l’investissement national. Avec ces données, il parait, bien clair, l’importance du rôle joué par les entreprises dans la dynamique de la croissance économique au Maroc. En effet, en revenant à la note d’information du HCP sur les comptes nationaux du Maroc, on voit que l’investissement, qui a progressé de 13,9% en 2024, était principalement boosté par les entreprises, ayant contribué à environ 60% à la formation brute du capital fixe, soit une progression de 19,9% par rapport à l’année passée. Ainsi, le passage d’une capacité de financement à un besoin de financement en 2024 peut s’interpréter comme un effet mécanique de la reprise de l’investissement national, notamment avec les grands chantiers ouverts par le Maroc dans le cadre des différentes stratégies sectorielles de développement et des projets d’infrastructures, et aux préparatifs du Maroc pour l’organisation de la Coupe d’Afrique des nations et la Coupe du monde.

 

F. N. H. : L’État se finance davantage sur le marché intérieur. Quel risque cela fait-il peser sur la liquidité bancaire et la capacité d’investissement du secteur privé ?

R. E. F. : En analysant la dette publique du Maroc, on voit, depuis plusieurs années, la prépondérante dynamique des financements internes (70%), au détriment des financements externes, qui gouverne la gestion active de cette dette. Cette tendance, bien qu’avantageuse en termes de gestion des risques de chocs externes et de consolidation de la souveraineté financière du Royaume, se voit fort porteuse d’effet d’éviction qui risque de limiter les flux de financements orientés vers les entreprises et les ménages. Cette situation pourrait bien porter atteinte à la soutenabilité de la demande intérieure et constituer ainsi une contrainte sur la croissance économique et la création de l’emploi. Dans ce contexte, avec l’engouement des banques et des investisseurs institutionnels sur les obligations de l’Etat, de fortes pressions sur la liquidité bancaire vont se faire sentir, accentuant ainsi le besoin structurel en liquidité dont souffre le secteur bancaire marocain depuis plusieurs années. Comme corolaire à ce constat, l’activité du crédit bon marché, nécessaire à toute relance économique, serait limitée et une bonne partie d’entreprises et de ménages se retrouve évincée des retombées de cette activité d’intermédiation. Toutefois, avec une maturité plus allongée de la dette publique, le développement des instruments de marché, l’amélioration de l’intermédiation pour bien orienter l’épargne vers le privé (Fonds de garantie), et la veille à une bonne coordination entre les politiques budgétaires et monétaires, on peut bien tempérer lesdites pressions sur la liquidité bancaire et, dans cet élan, limiter tout effet d’éviction prononcé.

 

F. N. H. : Les ménages affichent un fort rebond du pouvoir d’achat et une capacité de financement record. Que cela nous dit-il sur la structure de la croissance et sur la résilience de la demande intérieure ?

R. E. F. : En 2024, on assiste à une amélioration de ce pouvoir d’achat de 5,1 points au lieu de 1,8 point en 2023. Cette amélioration reflète une évolution significative de la capacité de financement et un effort à l’épargne soutenu et bien prononcé des ménages. Le revenu disponible brut de ce secteur institutionnel avait enregistré une nette progression annuelle de 6,7% durant le même exercice. Principale composante de ce revenu, avec une part de 45,3%, la rémunération salariale avait progressé de 6,7%. En analysant l’évolution du PIB selon l’optique revenu, on voit que la rémunération salariale continue de booster la croissance économique au Maroc à côté des autres composantes du revenu des ménages. Ledit revenu avait été affecté à hauteur de 89,2% à la dépense de consommation finale, avec un taux d’épargne de l’ordre de 11,3%. Avec un bon effort à la consommation et à l’investissement et une capacité de financement fort palpable, on voit qu’en 2024 les ménages continuent de soutenir la résilience de la demande intérieure, principal moteur de la croissance économique, et tempérer l’effet négatif des besoins de financement des autres secteurs institutionnels sur le besoin de financement global de l’économie nationale. Toutefois, la qualité de la croissance économique, liée à l’amélioration du pouvoir d’achat des ménages, demeure conditionnée par le fait que la demande provient durablement d’une hausse des revenus réels et non pas des dettes à la consommation.

 

F. N. H. : La note révèle des déséquilibres persistants entre production, revenu, épargne et investissement. Selon vous, quels sont les ajustements structurels les plus urgents pour rendre la croissance plus soutenable en 2025 et au-delà ?

R. E. F. : Pour une bonne analyse de la croissance économique, trois approches distinctes sont indispensables. Selon l’offre ou la production, on peut mettre en exergue les contributions des différents secteurs institutionnels à une telle croissance. Selon la demande, on peut bien capter les principaux moteurs de la croissance économique, tant interne qu’externe, adressée à l’offre produite par l’économie nationale. Enfin, selon l’approche revenu, on peut bien mettre en exergue lesquels des revenus ont contribué le plus à ladite croissance. Ainsi, avec de telles approches, une analyse plus approfondie des comptes nationaux du Royaume confirme la présence de quelques déséquilibres, notamment en matière de contributions des différents secteurs à la formation du PIB, à la répartition de la valeur ajoutée entre les facteurs de production (travail, capital et impôts), à la structure de la demande et, enfin, au besoin de financement global de l’économie nationale, dont la durabilité risque de compromettre toute croissance soutenue. Ainsi, la contribution du secteur secondaire à la création des richesses demeure en deçà des attentes pour pouvoir dire que notre pays fait partie des pays émergents.

A cet égard, au-delà des stratégies d’industrialisation en vigueur et des grands chantiers d’infrastructure ouverts, d’autres mesures plus ambitieuses doivent optimiser la dépense publique en priorisant les investissements à forte productivité (infrastructures logistiques, éducation, R&D) tout en limitant le recours excessif au financement intérieur à court terme. Prioriser l’orientation de l’intermédiation financière vers l’investissement productif demeure aussi l’un des piliers de ce pari d’industrialisation de l’économie marocaine. En outre, le partenariat public-privé est appelé à orienter l’investissement vers des activités industrielles à forte valeur ajoutée, bien réparties géographiquement pour une bonne équité territoriale. Pour ce faire, des incitations fiscales doivent tendre vers l’orientation de l’épargne des ménages et vers le financement des entreprises (Fonds de capitalrisque, obligations d’entreprise). La réduction de la finance indirecte au profit du développement du marché des capitaux pourrait réduire toute dépendance au crédit bancaire, coûteux par sa nature et de moins en moins disponible pour une large population d’agents économiques. Il faut ainsi développer davantage d’instruments de marché et diversifier l’offre d’épargne à travers des produits d’épargne long terme afin de diversifier les modes de financement des entreprises.

 

 

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