Au Maroc, ils sont suivis par des millions de personnes. Leurs vidéos font le tour des réseaux, leurs photos garnissent les stories d’Instagram, et leurs avis influencent des marchés entiers. Pourtant, derrière les filtres et les slogans sponsorisés, une question dérange encore : combien gagnent réellement les influenceurs et YouTubeurs marocains ?
Par K. A.
Derrière les filtres et les millions de vues, certains créateurs de contenus marocains sont parvenus à transformer leur audience en empire économique. Pour une minorité d’entre eux, les revenus mensuels dépassent les 100.000 dirhams, soit plus d’un million de dirhams par an. Un chiffre vertigineux dans un pays où le salaire minimum reste sous la barre des 3.000 dirhams. Mais cette réussite n'est pas homogène. L'écosystème est polarisé. Si le haut du panier se gave de placements de produits et de contrats avec des marques de luxe, la majorité rame encore dans la «middle class» de l’influence, avec des revenus oscillant entre 10.000 et 50.000 dirhams mensuels, pour des heures de tournage, de montage et une exposition publique permanente.
Le nerf de la guerre
Contrairement aux idées reçues, AdSense, la publicité automatique de YouTube, n’est pas la source principale de revenus. Du moins pas au Maroc. Le CPM (coût pour mille vues) y est particulièrement faible - autour de 0,3 à 0,5 dollars. À titre de comparaison, un vidéaste français ou canadien peut toucher jusqu’à 5 dollars pour le même volume de vues. Conséquence : les créateurs marocains cherchent l’or ailleurs. Les partenariats avec les marques locales et internationales, les placements de produits (entre 5.000 et 25.000 dirhams par post Instagram), l’affiliation (liens commerciaux), ou la vente de produits dérivés ou de formations sont devenus les piliers de leur modèle économique. Les plus rusés ciblent aussi un public international, notamment les diasporas, pour gonfler leur CPM. «Mon audience est à 40% en France et au Canada. C’est là que ça paie», explique une influenceuse mode basée à Marrakech.
Une économie parallèle ?
Pas pour longtemps Jusqu’à récemment, les revenus de ces influenceurs évoluaient dans une zone grise fiscale. Ils étaient nombreux à percevoir des virements de Google, TikTok ou d'agences étrangères sans les déclarer au fisc marocain. Mais en 2023, le couperet tombe. La Direction générale des impôts (DGI) lance un vaste audit. Près de 120 créateurs sont convoqués pour justifier trois années de revenus non déclarés. Montant en jeu: plus de 45 millions de dirhams. Dès janvier 2025, un régime clair est annoncé : 30% d’imposition forfaitaire sur tous les revenus issus de services digitaux rendus à l’international. Et pour les gros portefeuilles dépassant 180.000 dirhams annuels ? Un taux pouvant grimper à 38%.
Statut juridique : encore flou, souvent improvisé
Beaucoup de ces créateurs n’ont pas de statut légal clair : ni entreprise, ni autoentrepreneur, ni société de services. Or, pour encaisser des revenus depuis l’étranger - YouTube, Tiktok, sponsors - et les déclarer proprement, il faut une structure juridique compatible avec les exigences de l’Office des changes et de la DGI. Résultat : une ruée vers le statut d’auto-entrepreneur ou vers la création de SARL, parfois même à l’étranger. Des sociétés-écrans apparaissent à Dubaï, en Turquie ou au Portugal. «Il y a un vrai vide d’accompagnement», déplore un fiscaliste à Rabat. «Les créateurs sont livrés à eux-mêmes, face à une fiscalité encore mal adaptée à l’économie de l’attention». Loin des clichés de «jeunes qui dansent sur TikTok», c’est un secteur économique structurant, qui irrigue la publicité, la mode, le tourisme, et même les débats publics. Mais cette professionnalisation a un prix. Le regard du public change. L’opinion, autrefois fascinée, devient plus critique face à l’opulence affichée, au manque de transparence, ou à la banalisation des contenus sponsorisés.