A en croire les chiffres du HCP, l’informel ne fonctionne plus en vase clos, mais devient un rouage périphérique du système économique formel, soulevant des enjeux majeurs de régulation, de concurrence et de justice fiscale. Entretien avec Hassan Edman, professeur d’économie et gestion à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales d’Agadir.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Comment interprétez-vous l’augmentation des échanges entre unités formelles et informelles ? S'agit-il d'une intégration économique naturelle ou d’une réponse à une rigidité du cadre formel ?
Hassan Edman : Cadrons d'abord cette notion d’«économie informelle». Selon le Bureau international du travail (BIT) et le hautcommissariat au Plan (HCP), le «secteur informel» comprend toute activité et tout emploi non observés ou non comptabilisés, englobant les unités de production informelles et l'emploi informel (même dans le secteur formel). Les frontières entre formel et informel ne sont pas totalement étanches. Nous retenons ici le concept du HCP qui exclut les activités souterraines, illégales, illicites et agricoles. L'évaluation de l'intégration du secteur informel dans l'économie formelle nécessite d’examiner l'origine des intrants et les débouchés de sa production. En 2023, selon le rapport de la dernière enquête du HCP, le secteur informel s'approvisionne principalement auprès de lui-même (57%), en baisse par rapport à 2014 (70,9%), tandis que le secteur formel fournit désormais 33,7% des approvisionnements des unités informelles. La production informelle reste essentiellement destinée à la consommation des ménages (79,5% en 2023, contre 77,8% en 2014), tandis que les ventes au secteur formel restent limitées (2,4%) mais progressent, alors que les échanges internes au secteur informel diminuent (17,7%) et les ventes au secteur public sont négligeables. Les échanges entre secteurs formel et informel ne résultent pas uniquement d'une réponse à la rigidité du cadre formel, mais aussi d'une dynamique naturelle découlant d'une complémentarité indispensable entre les deux secteurs. Il est normal que le secteur informel s'approvisionne ou écoule sa production auprès du secteur formel et inversement. Le commerce (47% des unités de production informelles) et les services (28,3% en 2023) dominent ce secteur selon le HCP. Ces activités se procurent leurs consommables et matières premières auprès de fournisseurs formels, voire institutionnels, telles que les sociétés régionales multi-services pour l'eau et l'électricité. Il existera donc toujours un lien et une dépendance économique naturels entre les secteurs formel et informel. Cependant, il faut le rappeler, des opérateurs structurés cherchent à contourner les obstacles structurels et institutionnels du cadre formel, surtout ceux qui alourdissent ses coûts de revient et réduisent sa compétitivité, en privilégiant de bénéficier officieusement de la flexibilité et des coûts réduits de l'informel. Cette relation, parfois souterraine et frauduleuse, crée et amplifie des tensions si le cadre formel n'évolue pas au même rythme que les attentes du marché et des acteurs économiques, creusant la fracture entre une économie formelle rigide et une économie informelle non régulée.
F. N. H. : Pensez-vous que cette relation croissante entre formel et informel crée un cercle vertueux pour l'économie marocaine, ou au contraire, entretient une dualité structurelle néfaste ?
H. E. : Oui, il est tout à fait légitime de poser une telle question et d’ouvrir le débat sur la nature fondamentale et non pas apparente de la relation entre le formel et l’informel. Est-elle un levier de transformation positive ou une forme de déséquilibre ou d’équilibre dysfonctionnel ? En d’autres termes, faut -il éradiquer l’informel ou l’institutionnaliser et l’intégrer dans les chaînes formelles, tout en gardant ses forces ? Bien que ses effets néfastes soient palpables, l’imbrication, et c’est le mot le plus précis, croissante du secteur informel dans les chaînes formelles peut générer des externalités positives, si elle est bien encadrée, notamment pour pallier les défaillances institutionnelles, celles de la politique économique de l’Etat, et du système économique formel. En effet, l’adaptabilité et la flexibilité de l’informel serviront pour de grandes choses dans ce sens. De l’autre côté, l'économie informelle offre une voie de contournement des pratiques frauduleuses du secteur formel, tant en termes de fiabilité comptable qu’en matière d’emploi. Cependant, cette relation tout à fait naturelle, comme mentionné précédemment, peut encourager les unités de production informelles à adopter des comportements plus organisés et des pratiques de gestion et de marché mieux alignées sur les normes et les canaux formels et institutionnels. Par exemple, quand votre fournisseur, client, assureur ou financeur vous impose des formalités officielles, vous devez vous y conformer, même partiellement. C'est déjà un premier pas vers la formalisation de vos pratiques. Une entreprise formelle, obligée de tenir une comptabilité, a tout intérêt à justifier ses charges avec des factures provenant de fournisseurs formels. Le vrai problème est que, comme dans de nombreuses économies émergentes, cette intégration risque de créer une économie à deux vitesses avec des effets clairement néfastes. La faible charge fiscale, réglementaire et sociale appliquée aux activités informelles formalisées décourage les opérateurs productifs du secteur formel. Ces derniers sont alors incités à alléger leurs charges en fragmentant leur activité pour bénéficier des régimes préférentiels comme celui de l'autoentrepreneur. L'encouragement massif de l'intégration du secteur informel dans des chaînes de valeur formelles maintient les mêmes conditions précaires de travail, de formation et de droits sociaux, bien en deçà des exigences légales. Cela représente un risque majeur pour la dignité et la sécurité physique des travailleurs. Cette situation creuse les inégalités et les injustices entre différentes couches de la population. Nous risquons ainsi de manquer l'opportunité de bénéficier pleinement du dividende démographique, dont la fenêtre pourrait se refermer dès 2038 selon les projections du HCP. De même, nous pourrions passer à côté des opportunités offertes par les nouvelles technologies, car le secteur informel reste généralement peu connecté à l'innovation.
F. N. H. : Existe-t-il, selon vous, des mécanismes publics ou juridiques qui pourraient encadrer ces relations hybrides sans tuer la souplesse de l’informel ?
H. E. : En effet, il existe aujourd'hui des statuts juridiques simplifiés avec un régime fiscal allégé, parfaitement adaptés aux petites activités productives unipersonnelles qui opèrent souvent hors du système fiscal et comptable traditionnel. L'auto-entrepreneur, les coopératives, les personnes physiques et les SARL à associé unique en sont de bons exemples. Ces formes d'organisation garantissent des conditions préférentielles minimales, souples et allégées. De plus, les grandes entreprises peuvent intégrer des travailleurs informels ou des microstructures dans leur chaîne de valeur grâce à des contrats de sous-traitance souples et des clauses sociales allégées. Le secteur public ou semi-public peut également collaborer de façon formelle mais souple avec des travailleurs informels et des unités de production ou prestataires de services informels. Le nouveau décret sur les marchés publics le permet pleinement en obligeant les acheteurs publics à réserver 30% des commandes aux PME, coopératives et auto-entrepreneurs. Les opérateurs informels avancent un argument purement économique, sans que cela constitue ici une prise de position. Ils craignent une taxation excessive de leurs revenus et considèrent les charges sociales comme trop contraignantes pour assurer, selon eux, une bonne gestion budgétaire. Plus les charges sont allégées ou adaptées proportionnellement au volume d'activité, à la nature de l'entreprise et à la taille de l'unité de production, plus les relations et transactions entre petits producteurs et grandes structures deviendront saines et correctement comptabilisées. L'économie invisible se caractérise par son ancrage local et son intégration dans les systèmes de production locaux. Elle offre un accès fluide et facile aux personnes entreprenantes et créatives, avec des exigences réduites en termes d'investissement initial, de démarches administratives, de compétences organisationnelles et de besoins en infrastructures ou locaux professionnels. Les chiffres de l’enquête du HCP le confirment : seuls 14,2% des acteurs informels sont assujettis à la taxe professionnelle, 9,8% sont affiliés à la CNSS, 7,5% figurent au registre du commerce, et à peine 1,7% ont adopté le statut d'auto-entrepreneur. Ainsi, au-delà de l’aspect économique, les politiques publiques doivent intégrer les facteurs sociaux, territoriaux, de l'inclusion sociale et de l'approche genre, notamment pour créer un environnement favorable aux «petits» entrepreneurs locaux et talentueux, à fort potentiel, notamment parmi les femmes. Selon le HCP, la présence féminine dans le secteur informel a reculé de 8,8% en 2014 à 7,6% en 2023. Les hommes y restent majoritaires, tandis que le potentiel féminin se limite à des travaux manuels, dans des systèmes de production où les intermédiaires captent les marges au détriment des véritables productrices. C’est le cas dans la couture, la broderie, le tissage, l’artisanat, la cuisine traditionnelle marocaine et les services à domicile. Il faut également orienter les efforts vers les aspects financiers et l'emploi. La bancarisation et l'accès aux ressources financières restent compliqués pour les petits entrepreneurs, surtout informels. Des solutions de financement innovantes et adaptées sont nécessaires, car 72,2% des créations s'appuient sur l'autofinancement et 91% du fonctionnement quotidien dépend des fonds propres (Enquête du HCP 2023). Seuls 2,1% ont un compte bancaire professionnel, et 56,6% refusent de s'endetter. L'emploi présente une situation préoccupante avec 2,53 millions d'emplois informels, sans contrat et très peu protégés socialement. Ces petites unités informelles, souvent familiales, ont besoin d'un marché du travail adapté, d'autant que 77% recrutent encore via leur réseau personnel («bak sahbi»), sans considérer les critères de mérite.
F. N. H. : Quels risques cela pose-t-il en matière de concurrence, de fiscalité ou de politique sociale ? Peuton parler d’un «formalisme à géométrie variable» au Maroc ?
H. E. : D'abord, il existe un risque de brouiller les frontières entre secteurs formel et informel. Ensuite, si certains acteurs informels sont régularisés avec des règles allégées, ils pourraient obtenir des avantages concurrentiels face aux entreprises formelles soumises à toute la règlementation fiscale et sociale. Bien que cette discrimination positive soit intentionnelle, elle peut créer un sentiment d'injustice chez les opérateurs formels et les contribuables réguliers. De même, une fiscalité «souple» pour les ex-informels peut être détournée par de grands producteurs pour éviter le régime normal sous prétexte de microactivité. Certaines entreprises peuvent délibérément rester sous le seuil de formalisation complète pour bénéficier d'exonérations sociales ou administratives. L'informalité permet à de nombreuses personnes de subsister et d'éviter le chômage, mais favorise aussi la précarité sur le marché du travail. L'État risque d'offrir des protections sociales minimales, maintenant les travailleurs dans une semi-précarité, tout en pénalisant l'économie nationale par un manque significatif de recettes fiscales et des cotisations sociales. Face aux chocs comme une baisse de la demande, les opérateurs informels réagissent rapidement et de façon pragmatique. Ils choisissent les solutions les plus simples et économiques pour eux. Ils diminuent rapidement le temps de travail, renvoient du personnel, réduisent leurs coûts d'approvisionnement et parfois même leurs coûts de production. Ces ajustements nuisent souvent à la qualité des produits ou services et au respect des normes sanitaires et environnementales. Ce déséquilibre engendre également des pratiques nuisibles à l'environnement et un déficit de responsabilité sociétale, difficiles à maîtriser sans réglementation rigoureuse et sanctions en cas de non-respect. Par exemple, pour les déchets solides, les petits producteurs informels ou semi-formels les évacuent généralement dans des espaces ouverts ou, au mieux, dans les conteneurs et bacs communaux, au lieu d'utiliser des systèmes de gestion plus écologiques.