Capital humain : «L’enjeu est de passer du modèle plateforme au modèle de l’économie du savoir»

Capital humain : «L’enjeu est de passer du modèle plateforme au modèle de l’économie du savoir»

Avec ses 11.000 ingénieurs multidisciplinaires formés par an en 2024 et ses milliers de techniciens supérieurs, le Maroc possède une richesse énorme en capital humain de qualité reconnue. Mais celle-ci profite plus aux grands groupes industriels internationaux, qu’à son propre leadership industriel. À quand le Safran ou le Stellantis « Made in Morocco» ? Eléments de réponse avec Oussama Ritahi, professeur de sciences économiques à l’Université Hassan II de Casablanca.

 

Propos recueillis par Désy M.

Finances News Hebdo: Quelle est la place du capital humain marocain dans l’attractivité de grands industriels mondiaux comme Safran, Stellantis ou Siemens Energy  ? Quels aspects de ce capital humain séduisent le plus les investisseurs étrangers ?

Pr. Oussama Ritahi : Depuis le début des années 2000, le Maroc mise sur son capital humain pour renforcer son attractivité industrielle. La disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée et compétitive est souvent citée par les multinationales comme un facteur décisif. Par exemple, le PDG de Safran a récemment salué un «Royaume plein de talents et en pleine dynamique industrielle», mettant en avant l’excellence des écoles d’ingénieurs, la qualification de la main-d’œuvre locale et la stabilité du pays. De fait, le Maroc forme chaque année un nombre croissant de diplômés : environ 11.000 ingénieurs par an en 2024 (toutes spécialités confondues) sortent des universités et écoles, auxquels s’ajoutent des milliers de techniciens supérieurs. Ces compétences locales, souvent bilingues et habituées aux standards internationaux, constituent un vivier précieux pour les investisseurs étrangers.

Les grands industriels comme Safran, Stellantis ou Siemens Energy trouvent au Maroc des salariés capables d’apprendre rapidement et de travailler selon les exigences du secteur. L’implantation de centres de formation spécialisés en partenariat avec ces industriels en est une preuve. Dans l’aéronautique, l’Institut des métiers de l’aéronautique (IMA) -créé avec Boeing, Safran et Airbusadapte les formations aux standards mondiaux, garantissant une main-d’œuvre qualifiée alignée sur les besoins du secteur. De même, lorsque Siemens Gamesa a ouvert à Tanger la première usine de pales éoliennes d’Afrique en 2017, elle a placé «le capital humain au cœur de sa stratégie» en créant un centre de formation interne pour 464 techniciens afin de maîtriser ces technologies avancées. Outre la qualification, le coût compétitif du travail marocain renforce l’attrait pour les industriels. Face à la pénurie de main-d’œuvre abordable en Europe de l’Est, Stellantis a par exemple fait appel à des ouvriers marocains pour accroître la production de son usine en Serbie, soulignant que «le Maroc offre une maind’œuvre bon marché» appréciée du groupe. Ce différentiel de coût salarial, combiné à une productivité en hausse, améliore la compétitivité du site Maroc par rapport à d’autres bases.

En somme, les investisseurs étrangers sont séduits par un combo gagnant: des talents locaux bien formés, encadrés par des institutions de formation dédiées, et un coût de revient maîtrisé. Cela a permis au Maroc de devenir une plateforme industrielle de premier plan, accueillant des constructeurs automobiles (Renault, Stellantis) et aéronautiques (Boeing, Safran, Airbus…) qui intègrent le pays dans leurs chaînes de valeur mondiales. Cette stratégie porte ses fruits en termes d’emplois et d’exportations. Dans l’automobile, le Maroc est devenu le premier producteur africain, avec plus de 700.000 véhicules de capacité annuelle en 2021 et 220.000 emplois créés entre 2014 et 2021, dépassant largement les objectifs initiaux. L’aéronautique, deuxième pilier industriel, exporte pour plus de 2  milliards de dollars et prévoit un doublement d’ici la fin de la décennie. Ces résultats témoignent du rôle central du capital humain marocain dans la réussite de ces industries : sans techniciens et ingénieurs compétents, pas d’usines performantes ni d’investissement durable. Les entreprises internationales le reconnaissent en intégrant fortement la formation continue et le transfert de compétences dans leurs projets au Maroc, gage pour elles d’une production de qualité et évolutive.

 

F. N. H. : Dans un contexte mondial marqué par la relocalisation industrielle et la digitalisation, le Maroc forme beaucoup, mais transforme-t-il suffisamment ses compétences en leadership industriel local ?

Pr O.R. : Malgré la masse critique de diplômés formés chaque année et l’implantation de nombreux sites industriels, le Maroc peine encore à convertir ces atouts en champions industriels nationaux. En d’autres termes, former beaucoup ne suffit pas à faire émerger des entreprises marocaines leaders dans les chaînes de valeur mondiales. Plusieurs freins structurels expliquent ce décalage entre le potentiel humain et le tissu industriel local. D’abord, les filières automobiles et aéronautiques au Maroc restent dominées par de grands groupes étrangers, tandis que la participation des entreprises locales demeure limitée. Ainsi, dans la chaîne de valeur automobile, deux constructeurs étrangers (Renault et Stellantis) concentrent l’activité, et les PME marocaines y sont peu représentées, souffrant de faible capitalisation et d’ambitions limitées. Ce constat d’experts traduit une difficulté des acteurs nationaux à grandir et à s’insérer comme fournisseurs de rang mondial. La sous-traitance locale reste concentrée sur des tâches à moindre valeur ajoutée, souvent sous l’égide de filiales de fournisseurs internationaux, ce qui restreint la montée en gamme des entreprises marocaines.

L’écosystème formé autour des usines étrangères bénéficie certes de transferts de technologie destinés aux PME locales, mais ces dernières manquent parfois de moyens financiers et d’accès aux marchés pour en tirer pleinement parti. Ensuite, bien que l’État et les entreprises investissent dans la formation professionnelle, il subsiste un décalage entre compétences disponibles et postes de leadership. Les meilleurs ingénieurs marocains sont souvent recrutés par les multinationales présentes au Maroc ou à l’étranger, ce qui contribue à une fuite de cerveaux et laisse moins de talents pour créer ou développer des entreprises locales innovantes. Par ailleurs, l’esprit d’entreprise industriel reste moins encouragé que l’orientation vers des carrières salariées stables. Le résultat est qu’on observe peu de startups industrielles ou de PME technologiques capables de devenir des «champions nationaux» sur la scène internationale. Le contexte mondial actuel - marqué par le reshoring (relocalisations industrielles vers des bases proches de l’Europe) et la digitalisation accélérée - offre pourtant une opportunité pour le Maroc. La proximité géographique et la connectivité numérique pourraient permettre à des firmes marocaines d’intégrer les réseaux de production de manière flexible. Mais pour cela, il faut surmonter certains freins : un investissement en R&D encore faible (environ 0,7 à 0,8% du PIB ces dernières années, bien en dessous des pays asiatiques leaders), une culture de l’innovation naissante, et des difficultés d’accès au financement pour les projets industriels risqués.

Par exemple, le virage vers l’électrique et les véhicules connectés nécessite des compétences en software, électronique, data science, domaines où le Maroc forme de plus en plus de jeunes, mais où l’écosystème d’entrepreneuriat technologique est encore émergent. Enfin, la taille modeste du marché local limite l’essor de champions capables d’atteindre la masse critique. Les entreprises marocaines doivent s’orienter d’emblée vers l’export et l’innovation pour croître, ce qui est un défi en soi. Les pouvoirs publics l’ont compris et cherchent à intégrer davantage les chaînes de valeur mondiales. On voit apparaître des signaux positifs: par exemple, la production de modèles électriques au Maroc (Citroën AMI, Opel Rocks-e) s’accompagne d’objectifs de 60 à 80% d’intégration locale dans la filière, poussant les fournisseurs marocains à monter en compétence et en volume. De même, le positionnement sur les véhicules électriques et la R&D est cité comme le signe d’une transition vers des chaînes de valeur plus complexes, avec des objectifs d’innovation et d’intégration locale affirmés. Néanmoins, le chemin reste long pour que le capital humain formé se mue en leadership entrepreneurial local. Il faudra, selon les analystes, améliorer l’accès au financement, encourager les partenariats entre universités et industrie pour l’innovation, et poursuivre l’amélioration du climat des affaires afin que davantage de talents tentent l’aventure de créer le Safran ou le Stellantis marocain de demain.

 

F. N. H. : Comment alors le Maroc peut-il capitaliser sur ces grands projets d’investissement industriels pour bâtir une véritable économie du savoir ?

Pr O.R. : Pour éviter de n’être qu’une plateforme de production et bâtir une véritable économie du savoir, le Maroc doit tirer parti des grands projets d’investissement comme leviers de développement technologique. Concrètement, chaque nouvelle usine ou méga-projet étranger devrait être l’occasion de transférer du savoir-faire, de créer de la R&D locale et de monter en gamme dans la chaîne de valeur. Les deux dernières décennies ont vu l’État marocain adopter ce que certains économistes ont appelé un «modèle-plateforme» centré sur l’attraction des investissements directs étrangers (IDE) pour alimenter la croissance. Cette stratégie a réussi à attirer de grands groupes comme Renault (à Tanger), Safran, Bombardier ou Airbus (à Casablanca), avec l’idée que leur sillage créerait «une multitude d’opportunités pour des sous-traitants» locaux. L’enjeu maintenant est de passer du modèle plateforme au modèle de l’économie du savoir, où l’innovation «Made in Morocco» jouera un rôle de premier plan. Plusieurs axes peuvent y contribuer :

• Localisation de la R&D et de l’ingénierie : Il s’agit d’inciter les multinationales à installer non seulement des lignes d’assemblage, mais aussi des centres d’ingénierie et de développement produit au Maroc. Des progrès sont visibles : en 2025, Renault a annoncé la création de Renault Technologie Maroc, un centre d’ingénierie réparti entre Tétouan (hub technologique) et Tanger (ingénierie en usine). Ce centre a pour mission de valoriser l’écosystème local (fournisseurs, écoles d’ingénieurs) et de développer des pôles de compétences qui serviront non seulement les usines marocaines, mais aussi d’autres centres d’ingénierie du groupe dans le monde. De même, Casablanca Aerospace City accueille déjà des centres de R&D aux côtés des lignes d’assemblage dans l’aéronautique. En favorisant de tels investissements dans la conception et l’ingénierie, le Maroc peut ancrer plus de valeur ajoutée localement et permettre à ses ingénieurs de participer à l’innovation, et pas seulement à l’exécution.

• Formation et expertise pointue : Les grands projets doivent s’accompagner de programmes de formation avancée pour créer une main-d’œuvre hautement spécialisée. Le lancement d’un centre d’excellence Oracle en IA et cloud à Casablanca montre par exemple la volonté d’attirer aussi des projets technologiques et de R&D pure. Dans l’industrie, les autorités ont mis en place des «Cités des métiers et des compétences» dans chaque région pour ajuster les cursus aux besoins des investisseurs et aux métiers d’avenir. L’objectif est de passer d’ouvriers exécutants à des techniciens experts et ingénieurs innovants, capables d’apprendre les nouvelles technologies (automatisation, robotique, industrie 4.0) et de les développer localement. À terme, le Maroc vise à former 15.000 ingénieurs par an et multiplier les filières spécialisées (data science, cybersécurité, électronique…), afin de disposer du capital humain pour une économie fondée sur le savoir plutôt que sur la seule maind’œuvre bon marché.

• Intégration locale et coinnovation : Utiliser les grands investissements comme tracteurs pour tout un écosystème. Par exemple, le partenariat renouvelé avec Stellantis prévoit d’augmenter le sourcing local à 2,5 milliards d’euros dès 2023 et 3 milliards en 2025, en développant le tissu de fournisseurs marocains. Cela va de pair avec la création de 3.000 postes d’ingénieurs et techniciens hautement qualifiés, venant s’ajouter aux milliers d’emplois de production déjà existants. L’idée sous-jacente est que plus de composants seront conçus/fabriqués localement, plus le savoir-faire industriel s’ancrera. Le Maroc cherche à porter le taux d’intégration dans l’automobile de 60% à 80% en incluant des composants complexes (verre, aluminium, électronique). Cet approfondissement des chaînes de valeur nationales est essentiel pour que les filiales étrangères s’appuient sur des capacités locales en ingénierie, en prototypage, en test, etc., et pour que des co-développements émergent entre firmes étrangères et acteurs locaux. On voit aussi des initiatives de codéveloppement technologique dans les énergies renouvelables et l’aéronautique : par exemple, des entreprises marocaines collaborent désormais avec Airbus sur des pièces carbone, ou avec des groupes énergétiques sur l’hydrogène vert. Ces coopérations permettent de partager la propriété intellectuelle et d’apprendre au passage.

• Innovation locale et startups: Enfin, bâtir une économie du savoir passe par le soutien à l’innovation locale décorrélée des seuls grands groupes. Les grands projets d’investissement devraient irriguer le tissu entrepreneurial via des mécanismes de sous-traitance aux startups, des incubateurs industriels, ou des laboratoires communs avec les universités. Le Maroc commence à investir ce terrain à travers des programmes comme Morocco Tech, et en invitant ses champions de la diaspora à rapatrier connaissances et projets. À terme, le succès se mesurera au nombre de brevets, de produits ou logiciels «inventés au Maroc» et utilisés globalement, plutôt qu’au seul volume des exportations industrielles.

L’ambition est de passer d’une «plateforme de production» à un hub régional de l’économie de la connaissance, où la fabrication reste importante, mais où les décisions stratégiques, la conception et la propriété intellectuelle seraient aussi «made in Morocco». Les pouvoirs publics en sont conscients et orientent désormais les politiques industrielles vers plus d’intégration locale, de R&D et de partenariat éducatif, afin que le label «Made in Morocco» signifie demain non seulement produit au Maroc, mais aussi pensé et conçu au Maroc. C’est à ce prix que le Maroc passera du statut de plateforme de production à celui d’économie du savoir dynamique au sein de la mondialisation. 

 

 

 

 

 

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