Régionalisation avancée : le Maroc face au piège des déséquilibres

Régionalisation avancée : le Maroc face au piège des déséquilibres

Alors que le Maroc a engagé depuis 2015 un processus ambitieux de répartition équitable des richesses à travers la régionalisation avancée, les inégalités territoriales semblent résister à la volonté politique. Hassan Edman, professeur d’économie et gestion à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales d’Agadir, décrypte les failles structurelles entravant une véritable convergence régionale, malgré les promesses du Nouveau modèle de développement.

 

Propos recueillis par Désy M.

Finances News Hebdo : Les régions marocaines bénéficient-elles d’un développement équilibré et disposent-elles des mêmes opportunités et atouts, tant endogènes qu’exogènes, pour soutenir une croissance économique, notamment à la lumière de la nouvelle régionalisation avancée engagée depuis 2015 ?

Pr Hassan Edman : Cette nouvelle configuration régionale, à travers la régionalisation avancée, vise à repenser en profondeur la gouvernance territoriale, en décentralisant les décisions, en renforçant le rôle des acteurs locaux et en leur donnant le pouvoir ainsi que les moyens de formuler des politiques économiques adaptées à leurs réalités. Elle est censée corriger les déséquilibres historiques qui opposent régions «riches» et régions «pauvres». Cependant, dans la pratique, les disparités régionales restent marquées, tant en matière d’accès aux infrastructures qu’en termes de capacité à attirer les investissements. Certaines régions, comme CasablancaSettat ou Tanger-Tétouan-Al Hoceima, bénéficient d’un tissu économique dynamique, d’une forte intégration logistique et de filières exportatrices structurées, ce qui leur confère des atouts importants pour capter la croissance exogène.

À l’inverse, des régions comme Drâa-Tafilalet, Béni Mellal-Khénifra ou GuelmimOued Noun peinent à valoriser leur potentiel, souvent en raison de ressources limitées, d’un déficit d’ingénierie territoriale locale, ou encore d’une gouvernance institutionnelle inaboutie, voire d’une marginalisation involontaire. Les freins à l’efficience territoriale de la régionalisation avancée - telle que déployée depuis 2015 - sont en grande partie structurels. L’absence d’un cadre stratégique global, intersectoriel et décliné au niveau régional, le manque de coordination verticale et horizontale, ainsi qu’une gestion fragmentée des projets d’investissement (par ministère ou par secteur), affaiblissent l’efficacité de la territorialisation de l’action publique. Pour que la régionalisation avancée joue pleinement son rôle dans la réduction des inégalités régionales, il est impératif de renforcer les capacités des régions à piloter leurs projets, de leur garantir les ressources, les outils et les marges de manœuvre nécessaires, d’instaurer des critères de priorisation adaptés à leurs spécificités, et de mettre en place des dispositifs robustes de planification, de suivi et d’évaluation. Sans ces ajustements, le potentiel de convergence régionale restera largement théorique.

 

F. N. H. : Avec une population de 36,8 millions d’habitants en 2024 et un taux d’urbanisation de 62,8%, dans quelle mesure ces dynamiques démographiques influencent-elles les disparités économiques entre les régions, en particulier en ce qui concerne la répartition de l’investissement public et la création de richesse régionale ?

Pr H. E. : L’urbanisation rapide au Maroc, qui atteint aujourd’hui 62,8%, a accentué la concentration démographique et économique dans certaines grandes régions urbaines, notamment Casablanca-Settat, Rabat-SaléKénitra et Tanger-Tétouan-Al Hoceima, souvent au détriment des régions plus éloignées de l’axe atlantique nord. Ces pôles métropolitains concentrent désormais l’essentiel des infrastructures, des services publics et des investissements, creusant les écarts avec les territoires moins favorisés. À elles seules, ces trois régions génèrent plus de 50% du PIB national, ce qui alimente une dynamique cumulative : plus la densité et le potentiel économique sont élevés, plus l’investissement s’y dirige. En 2023, le Maroc a mobilisé environ 290 milliards de dirhams d’investissement public, soit 20,8% du PIB. Cependant, l’impact de cet effort reste inégal sur le plan territorial, en raison d’un manque de coordination intersectorielle, d’un suivi physique non systématisé, et d’une planification et conception des politiques publiques encore trop peu territorialisées. Ces lacunes se traduisent par des écarts marqués en termes de richesse régionale, avec un PIB par habitant variant de 20.971 DH à 84.069 DH, ainsi que par une augmentation des disparités de consommation entre les régions.

À cela s’ajoute un facteur conjoncturel important : une part significative de l’investissement public actuel est orientée vers les régions qui accueilleront la Coupe d’Afrique des Nations 2025 et, surtout, la Coupe du monde 2030. La région RabatSalé-Kénitra, en particulier, bénéficie d’une concentration notable d’investissements, proportionnelle au nombre de stades, d’infrastructures sportives et logistiques qu’elle abritera pour ces deux événements internationaux. Dans ce contexte, le défi est double : d’une part, répondre aux exigences de visibilité internationale et de logistique liées à ces grands événements sportifs; d’autre part, consolider la position stratégique du Royaume en tant que puissance émergente en Afrique et dans la région MENA, tout en veillant à ne pas aggraver les déséquilibres régionaux existants. Il devient donc crucial de renforcer l’efficience de l’investissement public, notamment dans les régions les moins développées, en mettant en place un cadre rigoureux d’évaluation ex ante, en renforçant les capacités techniques locales, et en définissant des critères de priorisation fondés sur les besoins économiques, sociaux et environnementaux propres à chaque région. À défaut de ces mesures structurelles, l’effort national pourrait involontairement renforcer les déséquilibres régionaux, contredisant ainsi les ambitions de la régionalisation avancée et les objectifs du Nouveau modèle de développement.

 

F. N. H. : Le nouveau modèle de développement vise une répartition plus équitable des ressources. Quelles mesures concrètes sont envisagées pour réduire les écarts de PIB par habitant ?

Pr H. E. : Le nouveau modèle de développement fixe un objectif ambitieux : réduire les disparités économiques entre les régions du Maroc. Parmi les mesures structurantes qu’il préconise, figure le développement de stratégies sectorielles réalistes, accompagnées de déclinaisons régionales elles aussi adaptées aux spécificités économiques, aux dotations budgétaires et aux ressources propres à chaque territoire régional. Chaque région dispose en effet de ses atouts et de ses besoins spécifiques : Tanger se distingue par son potentiel logistique et industriel, Béni MellalKhénifra et Fès-Meknès par l’agroindustrie, et Marrakech-Safi par son dynamisme touristique. Ces stratégies doivent s’appuyer sur des critères clairs de priorisation des projets : impact socioéconomique, viabilité, et surtout, équité territoriale.

Le renforcement de l’évaluation ex post des investissements est également essentiel pour mesurer leur impact réel, tirer les enseignements nécessaires et ajuster les politiques publiques régionales de manière plus ciblée. En parallèle, le NMD met l’accent sur la diversification économique des territoires comme levier pour une croissance plus équilibrée. Il s’agit de développer des écosystèmes industriels locaux dans les régions moins avancées, tout en valorisant les secteurs à fort potentiel spécifique: la pêche à Dakhla, le commerce dans l’Oriental ou encore l’agriculture dans les zones à dominante rurale. Ce modèle combine la spécialisation économique des régions avec une logique de complémentarité à l’échelle nationale, permettant de renforcer la cohésion territoriale tout en optimisant les ressources disponibles. Cependant, un obstacle majeur persiste : le déficit de coordination entre les différents niveaux de gouvernance, national, régional et local, ainsi que l’absence d’un dispositif structuré de suivi physique et de pilotage des projets. Ce manque de coordination et de suivi limite l'efficacité des investissements publics. Si ces failles ne sont pas comblées, les efforts engagés risquent de produire des effets inégaux, compromettant ainsi l’objectif de convergence régionale et de développement inclusif et durable.

 

F. N. H. : Le taux de chômage national a atteint 21,3% selon le recensement général de 2024, avec des disparités marquées entre les zones urbaines et rurales, ainsi qu’entre les régions, comme le montrent les enquêtes périodiques du HCP. Quelles stratégies le gouvernement met-il en place pour réduire ces inégalités, notamment dans les régions les plus touchées par le chômage ?

Pr H. E. : La lutte contre le chômage, qui atteint 21,3% selon le recensement général de 2024, et la réduction des déséquilibres entre les différentes régions nécessitent une approche adaptée aux spécificités territoriales, notamment régionales. Dans les régions à dominante urbaine, le chômage résulte souvent de la surqualification ou de l’inadéquation entre la formation et les besoins du marché de l’emploi. À l’inverse, dans les régions dominées par des milieux ruraux et souvent enclavés, les opportunités d’emploi restent limitées en raison du manque d'infrastructures et de l'absence d'un tissu économique structuré et attractif Pour relever ces défis, plusieurs stratégies territorialisées doivent être mises en œuvre. Il est d’abord essentiel de renforcer la formation professionnelle à l’échelle régionale, en l’adaptant aux besoins des marchés locaux et aux spécificités du tissu économique local. Cela permettrait une meilleure insertion des jeunes dans les secteurs porteurs de leur région. En parallèle, la création de zones industrielles et de technopôles décentralisés, notamment dans des régions à fort potentiel comme Tanger ou Béni Mellal-Khénifra, peut favoriser l’investissement privé et stimuler l’emploi local. Des politiques actives de l’emploi, incluant l’appui à l’auto-entrepreneuriat, l’insertion professionnelle des jeunes et le développement de l’économie sociale et solidaire, doivent également être déployées en priorité dans les régions les plus touchées. En complément, la mise en place de chaînes de valeur locales, dans des secteurs comme l’agroindustrie, le tourisme ou les énergies renouvelables, est essentielle pour diversifier les sources d’emploi. Toutefois, la réussite de ces politiques dépend d’une gouvernance intégrée et efficace. Cela suppose une collaboration étroite entre l’État, les collectivités territoriales et le secteur privé, ainsi qu’un renforcement de la coordination entre les différents niveaux de gouvernance. C’est à cette condition que les investissements publics pourront produire un impact réel et durable sur l’emploi régional.

 

F. N. H. : Certaines régions, telles que CasablancaSettat, Rabat-Salé-Kénitra et Tanger-Tétouan-Al Hoceima, concentrent plus de 50% du PIB national. Dans ce contexte, comment diversifier les moteurs de la croissance économique pour favoriser une croissance inclusive et réduire les disparités entre ces régions et celles moins développées ?

Pr H. E. : Absolument, et c’est même une nécessité stratégique. La mise en œuvre de la nouvelle architecture régionale issue de la réforme de 2015 ne peut réussir sans une diversification effective des moteurs de croissance, reposant sur une valorisation plus ambitieuse des potentiels régionaux. Certaines régions, telles que CasablancaSettat, Rabat-Salé-Kénitra et Tanger-Tétouan-Al Hoceima, concentrent aujourd’hui, comme vous le soulignez, plus de la moitié du PIB national. Pour corriger cette concentration et tendre vers un développement plus équilibré, le Maroc doit construire un modèle économique plus inclusif, dans lequel chaque région contribue activement à la croissance nationale, en s’appuyant sur ses propres atouts. C’est pourquoi un modèle intégré de spécialisation régionale s’impose, fondé sur trois piliers: la spécialisation intelligente des territoires selon leurs avantages comparatifs (ressources naturelles, capital humain, position géographique), la complémentarité des filières à l’échelle interrégionale, et une coordination stratégique entre les différents niveaux de gouvernance afin d’éviter les redondances et de mutualiser les efforts. Cela implique, par exemple, de consolider Tanger comme hub industriel et logistique, Marrakech-Safi comme moteur touristique, Béni Mellal-Khénifra en pôle agroindustriel, ou encore Dakhla comme plateforme de l’économie bleue tournée vers le Sud. Ces spécialisations doivent s’inscrire dans des chaînes de valeur territoriales cohérentes et bénéficier d’investissements ciblés. Mais cette logique ne peut fonctionner que si elle repose sur des modèles de développement régionaux pensés comme des déclinaisons concrètes du nouveau modèle de développement. Chaque région doit pouvoir élaborer une stratégie adaptée à son tissu économique, à ses ressources, à son marché local, à son patrimoine culturel et à ses institutions, formelles comme informelles. Il ne s’agit pas d’appliquer un modèle unique, mais bien de concevoir des trajectoires différenciées, ancrées dans les réalités locales. C’est à cette condition que le Maroc pourra bâtir une croissance plus équilibrée, durable et véritablement partagée. 

 

 

 

Articles qui pourraient vous intéresser

Dimanche 11 Mai 2025

Blackout en Espagne : décryptage d’une panne à impact transfrontalier

Samedi 10 Mai 2025

Cyberattaques : l’ère du zero-day

Samedi 10 Mai 2025

Culture de l’amandier : une filière de niche à fort potentiel de développement

Vendredi 09 Mai 2025

Bourse de Casablanca : où va le marché ?

L’Actu en continu

Hors-séries & Spéciaux