En brandissant la suspension de prétendues subventions accordées aux cliniques privées, le ministre de la Santé s’est attiré les foudres des opérateurs du secteur. Diversion politique, faute de communication ou tentative de manipulation de l’opinion publique ?
Par F. Ouriaghli
Amine Tehraoui, ministre de la Santé et de la Protection sociale, cherche-t-il à détourner l’attention de l’opinion publique ? En annonçant, le 1er octobre, devant la Commission des secteurs sociaux du Parlement, la suspension des subventions aux cliniques privées, il a cru frapper fort. Mais, en réalité, il semble s’être attaqué à un fantôme budgétaire. Car, selon les professionnels du secteur, ces subventions n’ont jamais existé. «Nous avons pris connaissance avec intérêt de votre récente déclaration annonçant l’arrêt des ‘subventions accordées aux cliniques privées’.
Ces propos ont naturellement suscité notre étonnement, puisqu’à notre connaissance, aucune clinique privée membre de l’Association nationale des cliniques privées (ANCP) n’a jamais bénéficié de telles subventions ni pour son fonctionnement ni pour ses équipements», s’est offusqué l’ANCP dans un communiqué publié le 5 octobre. Et d’inviter le ministre à «préciser les textes de loi ou dispositifs réglementaires concernés et d’en publier la liste complète, afin d’assurer une transparence totale vis-à-vis de nos concitoyens. S’il existe effectivement des bénéficiaires, il serait souhaitable de les nommer clairement ainsi que les montants concernés, afin d’éviter toute confusion et de garantir une information publique exacte». Difficile d’être plus clair.
Dans la foulée, le Groupe Akdital, coté à la Bourse de Casablanca, a également précisé qu’il «n’a jamais bénéficié d’un soutien public ou gouvernemental à l’investissement, que ce soit de manière directe ou indirecte», soulignant financer ses investissements par «l’autofinancement, le recours à l’emprunt bancaire et aux levées de fonds sur le marché boursier national». Lundi 6 octobre, Tehraoui a fait une sortie médiatique sur 2M. Et bien évidemment, il était attendu sur cette question d’aide étatique. Selon lui, il y a bien eu «des demandes de subventions dans le cadre de la Charte de l’investissement».
Mais, en commission, le ministre himself a «demandé à ce que les projets concernant les cliniques n'obtiennent pas la prime à l'investissement». En cela, «aucune clinique n’a jamais bénéficié de subventions publiques», a-t-il déclaré, confirmant les propos de l’ANCP. Ces subventions n’existent donc pas. Pas dans la réalité comptable, pas dans les lignes budgétaires et encore moins dans les bilans des cliniques. Mais alors, pourquoi le 1er octobre a-t-il affirmé au Parlement avoir mis fin aux subventions accordées aux cliniques privées ? Comment suspendre des subventions qui, selon ses propres termes, n’ont jamais été octroyées ?
A quoi joue le ministre ? Pourquoi avoir laissé cette fausse information circuler pendant 6 jours, polluant le débat public ? Tehraoui a-til tenté de manipuler l’opinion publique en détournant son regard des vrais maux dont souffre le secteur de la santé ? En tout cas, dans cette cacophonie, ce n’est pas seulement sa crédibilité qui vacille, mais également la confiance des citoyens envers la parole publique.
Le problème est ailleurs
En réalité, Tehraoui se trompe de combat. En pointant du doigt les cliniques privées, il détourne le débat du vrai sujet: l’état déplorable de la santé publique. Le drame de l’hôpital Hassan II d’Agadir, où huit femmes enceintes ont trouvé la mort dans des conditions troublantes, illustre cette faillite structurelle. Plus largement, le Maroc accuse un déficit de 32.000 médecins et de 65.000 infirmiers.
Les ratios parlent d’eux-mêmes: à peine 1,74 personnel de santé pour 1.000 habitants, loin de l’objectif de 2,4 pour 2025, et encore plus loin de la norme de l’Organisation mondiale de la santé fixée à 4,45. Dans ce contexte, s’attaquer au secteur privé revient à tirer sur l’ambulance. Car, qu’on aime les cliniques privées ou non, elles absorbent une partie croissante de la demande en soins et représentent plus d’un tiers de la capacité litière nationale d’hospitalisation. Leur développement, accéléré par la loi 131-13 adoptée en 2015, a permis d’ouvrir le capital des cliniques à des investisseurs non médecins, offrant ainsi des marges de manœuvre financières inexistantes dans le secteur public.
Faut-il pour autant sanctifier le privé ? Non, car ce dynamisme n’est pas sans contrepartie. Le Conseil de la concurrence (CC), dans son rapport de 2022, relevait que les cliniques privées captent près de 70% des dépenses de santé, dans un marché marqué par le manque de transparence tarifaire, la persistance du chèque de garantie, les exclusivités abusives avec ambulanciers et praticiens, ainsi que la forte concentration géographique. Le CC appelait, dans cette optique, à renforcer la régulation, moderniser la tarification et interdire définitivement les abus. Un diagnostic sévère, mais lucide. Sauf que, là encore, la solution n’est pas de clouer les cliniques au pilori, mais plutôt de réguler intelligemment, tout en consolidant un secteur public exsangue. Le problème, comme le souligne Abdelmajid Belaiche, expert en économie de la santé, est ailleurs.
Dans un entretien accordé à Finances News Hebdo, il ne mâche pas ses mots. «Alors que le secteur privé connaît une expansion fulgurante et un développement aussi bien quantitatif que qualitatif, le secteur public peine à suivre une demande en soins de plus en plus forte. Les ressources humaines demeurent le défi majeur pour la mise en place de la réforme de la santé», souligne-t-il. Et d’ajouter, sans détour, que «s’attaquer aux dysfonctionnements hospitaliers suppose une forte volonté politique et du courage». Or, que fait le ministre ? Il s’en prend à l’image du privé. Le gouvernement préfère toujours chercher des boucs émissaires plutôt que de s’attaquer aux véritables chantiers. Et c’est cela le nœud du problème.
Dans un pays qui généralise l’Assurance maladie obligatoire, la question n’est pas «privé contre public», mais «comment les articuler». D’autant que pendant que les cliniques privées investissent et se déploient dans des régions autrefois délaissées, les hôpitaux publics continuent de fonctionner avec des équipements vétustes, du personnel débordé et des salles d’attente saturées.
Sans investissements massifs, sans réforme de la gouvernance, sans lutte contre les déserts médicaux et sans lutte contre la corruption endémique dans les hôpitaux publics, le système de santé sera toujours déficient. Et si la colère gronde, ce n’est pas parce que les Marocains envient le confort des cliniques privées. C’est parce qu’ils se sentent abandonnés par un système public censé les protéger. Les cliniques privées ne sont donc pas le problème. Elles font partie de la solution, à condition que l’Etat joue son rôle de régulateur et de garant de l’équité. La seule stratégie viable est, de ce fait, la complémentarité : un hôpital public renforcé sur ses missions régaliennes et de proximité, et un privé encadré sur la qualité, la transparence et les tarifs.
La santé, otage d’un discours politique défaillant
A force de communication approximative et de déclarations à l’emporte-pièce, le gouvernement brouille le message et perd la confiance des citoyens. Amine Tehraoui n’est pas le premier à tomber dans ce travers. Et probablement pas le dernier. Depuis que ce gouvernement est aux commandes, il peine à communiquer clairement et à tenir un discours audible aux citoyens, laissant un vide comblé par les réseaux sociaux.
Hier, c’était la faute de responsables laxistes à l’hôpital Hassan II d’Agadir, aujourd’hui, c’est quelque part la faute des cliniques privées, demain ce sera celle de qui ? Pendant ce temps, les hôpitaux publics s’effondrent et les citoyens, notamment les plus démunis, paient l’addition.
Au fond, cette affaire illustre une double crise : une crise de gouvernance et une crise de communication. Gouvernance, parce que le système public est incapable de répondre aux besoins croissants de la population, dans un contexte de généralisation de l’AMO. Communication, parce que les responsables politiques, au lieu d’assumer les difficultés et leurs responsabilités, préfèrent chaque fois chercher des coupables ailleurs. C’est ce qu’on appelle la malhonnêteté politique. u