Chaque année, près de 290 Mds USD de nourriture sont perdus à cause des maladies des plantes. DeepLeaf apporte une réponse concrète à cette problématique. Lauréate du premier prix du Gitex Africa, la startup marocaine révolutionne le diagnostic agricole grâce à l’IA. Entretien avec son CEO, El Mahdi Aboulmadel.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Quelles sont les solutions DeepTech développées par DeepLeaf et quelle est leur particularité, notamment en matière de diagnostic agricole par rapport aux autres outils disponibles sur le marché ?
El Mahdi Aboulmadel : Notre approche chez DeepLeaf est de démocratiser l'accès aux technologies agricoles avancées pour tous les agriculteurs. Nous avons créé tout un écosystème de solutions basées sur l'intelligence artificielle pour identifier rapidement les maladies des plantes à partir de simples photos. Concrètement, nous proposons une application mobile facile à utiliser, un chatbot WhatsApp qui fonctionne en plusieurs langues, et une API qui peut être intégrée dans toutes applications, sites web et chatbots. L'idée est simple mais puissante. Ainsi, vous prenez une photo d'une feuille malade, et nos outils vous donnent immédiatement un diagnostic complet avec le nom de la maladie, les symptômes, comment prévenir la maladie, et quels traitements utiliser, qu'ils soient biologiques ou chimiques. Nous avons également développé une solution d'analyse par drone qui change vraiment la donne pour les grandes exploitations. Les drones survolent les champs, capturent des vidéos de l'ensemble des cultures, puis ces données sont analysées par notre plateforme qui repère avec précision où se trouvent les problèmes, les maladies et suggère aussi les traitements avec des images explicatives. Notre solution détecte aussi les carences nutritionnelles, les ravageurs, les champignons et les insectes. Ce qui nous motive profondément, c'est l'impact potentiel de notre technologie sur la sécurité alimentaire mondiale. Aujourd'hui, environ 290 milliards de dollars de nourriture sont perdus chaque année à cause des maladies des plantes. Notre solution vise directement ce problème en permettant une détection précoce et précise, réduisant considérablement ces pertes.
F.N.H. : La distinction obtenue au Gitex Africa positionne DeepLeaf comme une startup à fort potentiel. Que traduit cette reconnaissance en termes de visibilité, d'opportunités ou de crédibilité dans l'écosystème ?
E. M. A. : C’est une fierté pour nous. En effet, DeepLeaf a décroché le premier prix au Gitex Supernova Challenge, détrônant 200 startups africaines. Nous avons remporté une récompense de 50.000 dollars ! Cette consécration historique marque un tournant pour l'innovation marocaine, car c'est la première fois qu'une startup de notre pays remporte ce trophée d'envergure internationale. Cette distinction au Gitex Africa a véritablement transformé notre trajectoire. Au-delà du simple prix, elle nous a ouvert des portes tant au Maroc qu'à l'international. Nous avons pu rencontrer des partenaires potentiels, discuter avec des investisseurs intéressés par notre vision, et surtout, gagner la confiance des institutions et des agriculteurs. Ce qui est particulièrement gratifiant, c'est la validation de notre approche.
F.N.H. : Le financement constitue souvent un défi pour les startups innovantes. Quels types de soutiens vous semblent aujourd'hui les plus décisifs pour accélérer le développement de solutions comme la vôtre ?
E. M. A. : Pour une startup DeepTech comme la nôtre, le financement est important, mais ce n'est qu'une partie de l'équation. Ce qui fait vraiment la différence, c'est un écosystème de soutien complet. Nous avons besoin d'un mix équilibré, à savoir des investisseurs qui comprennent le temps nécessaire pour développer des technologies de pointe, des programmes d'accélération spécialisés en AgriTech qui peuvent nous guider stratégiquement, et surtout un accès au terrain pour tester nos solutions dans des conditions réelles. Ce dernier point est crucial : avoir des fermes partenaires, des données agricoles de qualité et des retours directs des utilisateurs. C'est cette combinaison qui nous permettra de passer à l'échelle et d'atteindre les milliers d'agriculteurs qui pourraient bénéficier de notre technologie. D'ailleurs, nous sommes ravis d'annoncer que nous avons récemment conclu, lors du SIAM, un partenariat avec le Crédit Agricole du Maroc pour démocratiser la détection des maladies des plantes chez les milliers de petits agriculteurs marocains. C'est exactement le type de soutien institutionnel qui nous aide à accélérer notre déploiement.
F.N.H. : Au-delà du financement, quelles conditions écosystémiques en matière de régulation, d'accès aux données ou de collaboration avec le monde agricole sont essentielles pour faire émerger des solutions DeepTech réellement transformatrices ?
E. M. A. : Pour que des solutions DeepTech comme DeepLeaf puissent véritablement transformer l'agriculture, nous avons identifié trois piliers écosystémiques fondamentaux. Premièrement, nos collaborations actuelles avec les partenaires agricoles Zniber et les domaines agricoles de Dakhla nous ont déjà permis d'accéder à des données précieuses. Cette démarche collaborative nous semble être le modèle à encourager à l'échelle nationale. Le deuxième pilier concerne la formation et la sensibilisation. La technologie la plus avancée reste inefficace si les utilisateurs finaux ne sont pas équipés pour l'adopter. Nous cherchons à établir des collaborations avec des centres de formation agricole et des coopératives pour intégrer la littératie numérique dans les parcours des agriculteurs. Cette dimension éducative est souvent négligée dans les stratégies d'innovation agricole. Enfin, nous sommes convaincus que l'innovation ouverte et collaborative est la clé. Les plateformes qui facilitent les interactions entre startups, agriculteurs, chercheurs et institutions publiques créent un terreau fertile pour l'émergence de solutions pertinentes. Je tiens à souligner que le Maroc a déjà fait des avancées remarquables dans plusieurs de ces domaines, notamment avec la stratégie Génération Green 2020- 2030 qui intègre la digitalisation comme axe prioritaire. Mais pour véritablement libérer le potentiel transformateur de la DeepTech agricole, nous devons collectivement accélérer sur ces trois fronts.
F.N.H. : Votre solution repose sur l'intelligence artificielle et l'imagerie. Comment adaptez-vous vos algorithmes aux réalités locales des territoires agricoles marocains, souvent marqués par une grande hétérogénéité des cultures et des pratiques ?
E. M. A. : L'adaptation de notre technologie aux spécificités marocaines est au cœur de notre approche. Le Maroc présente effectivement une mosaïque agricole extraordinaire, avec des microclimats variés, des cultures diversifiées et des pratiques traditionnelles qui cohabitent avec l'agriculture moderne. Pour relever ce défi, nous travaillons actuellement avec les Domaines Zniber et les domaines agricoles de Dakhla pour la collecte de données et les tests de nos solutions sur le terrain. Ces partenariats nous permettent d'affiner nos algorithmes en fonction des cultures réellement présentes dans les exploitations marocaines. Un aspect particulièrement innovant de notre solution est notre chatbot WhatsApp, qui fonctionne en arabe et en darija, avec la possibilité d'interagir par messages vocaux. Notre interface est conçue avec un langage simple et des recommandations qui tiennent compte des ressources locales disponibles.
F.N.H. : Quelles sont aujourd'hui vos principales ambitions pour DeepLeaf, tant au niveau national qu'international, et comment envisagez-vous votre contribution à la transformation du secteur agricole ?
E. M. A. : Notre souhait pour DeepLeaf est de devenir un acteur incontournable de l'agriculture de précision, non seulement en Afrique, mais à l'échelle mondiale. Nous avons une vision qui dépasse les frontières du continent africain, tout en gardant notre différence fondamentale. Au Maroc, nous travaillons à démocratiser l'accès au diagnostic des maladies des plantes avec des outils simples qui fonctionnent sur n'importe quel smartphone ou même par WhatsApp, en arabe, français ou dialecte local. À l'international, nous avons déjà commencé à nous déployer audelà de l'Afrique. Je suis heureux de vous annoncer que nous avons démarré une collaboration avec le gouvernement du Qatar, via Hassad Food, qui utilise désormais notre API. C'est un premier pas important vers notre expansion mondiale. Notre stratégie internationale cible en priorité les régions qui partagent nos défis agricoles, comme l'Afrique subsaharienne, les zones tropicales et les pays du Sud, mais notre ambition est véritablement mondiale. Notre mission est de réduire ce fossé technologique qui existe dans l'agriculture à l'échelle planétaire. Au fond, notre vision est profondément liée à la souveraineté alimentaire. En donnant aux agriculteurs les moyens de mieux protéger leurs cultures grâce à l'IA, nous contribuons à réduire les pertes alimentaires et à promouvoir des pratiques plus durables.