La mise en œuvre progressive du cadre SREP par Bank Al-Maghrib impose un renforcement inédit des fonds propres et une refonte de la gouvernance des risques, transformant en profondeur le modèle opérationnel des banques marocaines. Les experts de Fitch Ratings estiment que cette évolution consolidera la stabilité du système bancaire, mais pourrait, à court terme, modérer la croissance du crédit et la distribution de dividendes. Entretien croisé avec Jamal El Mellali, directeur et responsable de la Notation des banques en Afrique francophone, et Ramy Habibi Alaoui, directeur associé-Banques Afrique et Moyen-Orient chez Fitch Ratings.
Propos recueillis par Y. Seddik
Finances News Hebdo : Votre rapport souligne que Bank Al-Maghrib met progressivement en œuvre le SREP, avec une application totale prévue pour 2027. Concrètement, quels changements cela implique-t-il pour les banques marocaines en matière de gouvernance des risques et de gestion du capital ? Quelles marges de manœuvre BAM laisse-t-elle aux établissements pour financer la croissance ?
Jamal El Mellali : La mise en œuvre progressive du SREP par Bank Al-Maghrib, avec une application totale prévue pour 2027, marque un tournant majeur dans la régulation bancaire marocaine. Cette évolution impose aux banques des transformations structurelles tant au niveau de leur gouvernance des risques que de leur gestion du capital. Sur le plan capitalistique, les changements les plus visibles concernent le renforcement des exigences de fonds propres. Les trois banques systémiques du pays (Attijariwafa bank, Bank Of Africa et Groupe Banque Centrale Populaire) devront désormais maintenir un ratio minimal de fonds propres de catégorie 1 (ratio Tier 1) à 11%, soit deux points de pourcentage de plus que l'exigence actuelle de 9%. Cette hausse des exigences de fonds propres aura des répercussions sur la stratégie opérationnelle des banques et sur l'allocation des ressources. En premier lieu, elle exercera une certaine pression sur leur capacité de croissance des crédits. Mécaniquement, chaque Dirham de crédit supplémentaire nécessitera désormais davantage de capital réglementaire, ce qui pourrait conduire à un ralentissement de l’expansion des bilans bancaires, du moins durant la phase de transition.
Les établissements devront arbitrer plus finement entre volume et rentabilité, privilégiant probablement les segments de clientèle et les produits offrant les meilleures marges ajustées du risque. Ainsi, on peut s’attendre à une réorientation progressive vers des activités moins consommatrices de fonds propres, au détriment potentiel de certaines activités de crédit traditionnelles. Cela explique en partie pourquoi la croissance des crédits bancaires est restée relativement faible en 2024 et au premier semestre 2025 (1%-2%), quand bien même la croissance économique du Maroc est restée dynamique. Cette évolution pourrait également accélérer la digitalisation des services bancaires, permettant d’améliorer l’efficacité opérationnelle tout en réduisant les coûts. En matière de gouvernance des risques, l’évolution est tout aussi notable. Le SREP (Processus de surveillance et d'évaluation prudente - Supervisory Review and Evaluation Process-) impose aux banques de procéder à des autoévaluations exhaustives et de remédier à toute insuffisance identifiée dans quatre domaines critiques : le modèle d’affaires, les dispositifs de contrôle interne, le capital et la liquidité. Cette approche d’autodiagnostic renforce la culture du risque au sein des établissements. Enfin, il pourrait également y avoir un impact sur la politique de distribution de dividendes. Pour maintenir le ratio Tier 1 au-dessus de 11%, les banques peuvent non seulement réduire la voilure en matière de crédits, mais aussi retenir une part plus importante de leurs bénéfices afin d’alimenter leurs fonds propres. Cette rétention plus marquée des profits pourrait se traduire par une modération temporaire des distributions aux actionnaires, créant un défi d’équilibre entre le respect des nouvelles exigences réglementaires et le maintien de l’attractivité pour les investisseurs. Globalement, l’évolution de la réglementation bancaire au Maroc ces dernières années s’inscrit dans une logique de supervision plus fine et plus réactive de la part du régulateur. Elle positionne également le Maroc parmi les systèmes bancaires les plus structurés du continent africain, renforçant ainsi la confiance des investisseurs internationaux dans la stabilité du secteur financier marocain.
F. N. H. : Les trois banques systémiques ont désormais un ratio Tier 1 minimum relevé à 11%. En quoi cette mesure renforce-t-elle la résilience du système bancaire face aux chocs.
J. E. M. : Le mécanisme de protection repose sur la nature même des fonds propres Tier 1, composés principalement du capital social et des réserves. Ces ressources constituent la première ligne de défense contre les pertes, puisqu’elles peuvent être mobilisées immédiatement pour absorber les chocs sans déclencher de procédures de résolution ou de faillite. Le SREP s’applique au système bancaire dans son ensemble, mais l’exigence accrue en fonds propres cible particulièrement les établissements systémiques, c’est-à-dire ceux dont la défaillance pourrait provoquer une instabilité de l’ensemble du système financier marocain. Les trois banques systémiques concentrent une part substantielle des dépôts, des crédits et des actifs du secteur (environ 60%), ce qui fait de leur solidité un enjeu de stabilité systémique.
En maintenant un matelas de fonds propres plus élevé, ces institutions peuvent absorber des chocs plus importants sans compromettre leur solvabilité. Cela est d’autant plus important que ces banques ont des activités significatives en Afrique subsaharienne (entre 20% et un tiers de l’actif consolidé) dans des pays bien plus risqués que le Maroc, et souvent instables. Cette résilience renforcée se manifeste concrètement lors de différents types de chocs. Face à une récession économique provoquant une hausse des défauts de paiement, ces fonds propres supplémentaires permettent aux banques de constituer des provisions pour créances douteuses sans épuiser leur capital. En cas de crise de liquidité ou de panique bancaire, un ratio Tier 1 élevé rassure les déposants et les investisseurs sur la solidité de l’établissement, réduisant le risque de ruée vers les guichets. Ceci dit, nous considérons le profil de financement et de liquidité des banques marocaines comme un point fort de leur profil de crédit, compte tenu de leur forte dépendance aux dépôts de particuliers, d’un financement diversifié incluant une part élevée de ressources de marché de maturité moyenne à longue, et de coussins de liquidité importants (le ratio LCR de Bâle III pour le secteur s’élevait à 182% fin 2024).
F. N. H. : Vous notez que malgré l’amélioration des fonds propres, des limites subsistent pour certaines banques. Quels sont, selon vous, les principaux risques qui pourraient freiner de futurs relèvements des Viability Ratings ?
Ramy Habibi Alaoui : En effet, malgré l’amélioration des ratios de fonds propres prudentiels depuis 2022, les ratios de solvabilité (notamment le ratio CET1) des banques marocaines demeurent inférieurs aux niveaux observés dans d’autres marchés émergents, en particulier dans la région Europe, Moyen-Orient et Afrique. Selon nous, cela s’explique par l’exposition des grandes banques systémiques marocaines à des marchés africains plus risqués (pondérés à 100%-150% dans le calcul des actifs pondérés par les risques en fonction de la notation souveraine), qui représentent, en agrégé, environ 23% des actifs à fin juin 2025, ainsi que par des ratios de distribution de dividendes relativement élevés au fil des cycles. Il convient néanmoins de souligner que les banques marocaines disposent d’une bonne capacité à lever des fonds sur les marchés de capitaux, notamment au travers d’émissions d’obligations subordonnées, classiques ou perpétuelles, soutenant les ratios de Tier 1 et le ratio de solvabilité. D’un point de vue rating, nous regardons en premier lieu les fonds propres durs des banques, à savoir le ratio de CET1.
En cas de relèvement de ce ratio dans le cadre du SREP, cela pourrait avoir un impact positif sur notre appréciation du profil de solvabilité des banques. Le deuxième facteur susceptible de freiner un relèvement de la notation intrinsèque des banques est la qualité des actifs. Le ratio consolidé de créances en souffrance (prêts en «bucket 3») reste élevé, à environ 10% à fin 2024 pour les sept plus grandes banques du pays. Ce niveau est supérieur à celui de la majorité des secteurs bancaires de la région Moyen-Orient et Afrique. Bien qu’il soit difficile de comparer ce ratio entre pays en raison de différences réglementaires relatives aux radiations, nous le jugeons élevé au regard de notre évaluation de l’environnement opérationnel à ‘bb’ pour les banques marocaines. Dans ce contexte, le développement d’un marché secondaire des créances en souffrance pourrait contribuer à améliorer les indicateurs de qualité des actifs et de solvabilité des banques marocaines, comme observé dans certains pays d’Europe du Sud à la suite de la crise des dettes souveraines. En effet, nous avons estimé en janvier 2025 qu’une réduction de 20% des prêts non performants (NPL) dans les six plus grandes banques augmenterait le ratio CET1 de 185 points de base en moyenne, avec des améliorations comprises entre 120 et 320 points de base, marge que les banques pourraient mettre à profit pour soutenir leur croissance.
F. N. H. : Le renforcement de la supervision (pondérations de risques plus strictes sur les actifs saisis, reporting Bâle III avancé) vise aussi une meilleure qualité des actifs. Quels effets concrets anticipez-vous sur la gestion des créances en souffrance et sur la solidité des bilans bancaires ?
R. H. A. : La pondération plus stricte de créances issues de saisie immobilière a eu un impact plus marqué sur la solvabilité des banques que sur la qualité des actifs, la contribution de ces actifs au bilan étant négligeable (environ 1%-1.5% des actifs bancaires). L’effet sur les ratios de solvabilité est donc resté limité, d’autant plus que la rentabilité des banques s’est améliorée. Au-delà de l’amélioration de l’environnement opérationnel, c’est surtout la mise en place d’un marché secondaire fonctionnel des créances en souffrance (CES) qui pourrait changer la donne en matière de gestion de ces créances, compte tenu du faible niveau de radiation observé dans le secteur bancaire. Sur le plan réglementaire, les banques marocaines publient déjà leur processus d’adéquation des fonds propres internes (ICAAP), qui joue un rôle important dans la gestion des risques et s’inscrit également au cœur du processus de contrôle et d’évaluation prudentiels (SREP).
F. N. H. : Enfin, au regard de la convergence du cadre réglementaire marocain vers les standards internationaux, estimez-vous que le secteur bancaire est désormais mieux armé pour accompagner les grands projets d’investissement et attirer davantage d’investisseurs étrangers ?
J.E.M. & R.H.A. : La convergence progressive du cadre réglementaire vers les standards internationaux renforce, selon nous, la résilience du secteur bancaire face aux chocs externes. Dans le contexte des grands projets d’infrastructure du Royaume, dont nous estimons le coût à environ 18% du PIB, les banques auront besoin de coussins de fonds propres plus élevés, les financements de projet étant plus consommateurs de capital. À court terme, il faudra arbitrer entre la nécessité de croître et le respect des ratios réglementaires, en particulier durant la phase de renforcement des ratios de capitalisation. Dans ce cadre, nous anticipons une sélectivité accrue des banques, privilégiant des expositions moins consommatrices de fonds propres, notamment celles bénéficiant de garanties de l’État. L’expérience d’autres systèmes où les banques financent des projets d’envergure (par exemple l’Arabie Saoudite dans le cadre de Vision 2030) montre qu’une contribution marquée requiert des ratios CET1 relativement élevés. Au Maroc, une large part des projets devrait toutefois être financée via des partenariats public-privé et par des institutions financières multilatérales de développement, ce qui atténuera la pression directe sur les bilans bancaires.
Au-delà du cadre prudentiel, la création d’un marché secondaire des créances en souffrance, permettant la cession de ces actifs, pourrait améliorer sensiblement les ratios de fonds propres et, par ricochet, la capacité à financer de grands projets. Par ailleurs, l’introduction d’obligations sécurisées, projet en cours au Maroc, offrirait un outil de diversification des sources de financement, avec un accès à des ressources de long terme à moindre coût. S’agissant de l’attractivité pour les investisseurs étrangers, le cadre réglementaire marocain demeure l’un des plus développés et structurés d’Afrique, et l’implémentation du SREP constituerait une première sur le continent, de nature à renforcer la confiance dans la stabilité du secteur financier. Parallèlement, nous observons une tendance à la «marocanisation» du secteur, illustrée par la sortie de deux groupes bancaires français depuis 2022. Dans leurs décisions d’allocation, les investisseurs étrangers se concentrent généralement sur deux facteurs clés : les perspectives de croissance du secteur et la rentabilité des fonds propres. Si les perspectives de croissance à moyen terme sont favorables, les rendements consolidés (11,5% en 2024) restent inférieurs à ceux des grands secteurs bancaires émergents de la région EMEA, en partie du fait d’une stabilité macroéconomique solide et de niveaux de taux d’intérêt historiquement bas.