Après quatre années plombées par un risque réglementaire sans précédent et une valeur du titre divisé par deux, Maroc Telecom semble changer de cycle. Contentieux apurés, alliance stratégique avec inwi, visibilité retrouvée, gouvernance remaniée, refinancement maîtrisé et retour en grâce auprès des analystes : l’opérateur historique veut tourner la page d’une période qui aura profondément modifié son rapport au marché. L’arrivée de Mohamed Benchaâboun à la tête du groupe symbolise ce basculement.
Par Y. Seddik
Pendant près de deux décennies, Maroc Telecom a dominé la cote casablancaise comme rarement une valeur ne l’a fait. Première capitalisation du MASI pendant plus de 20 ans, l’opérateur cumulait leadership commercial, marges confortables et rente de situation sur un marché encore peu concurrentiel. Cette époque s’est brutalement refermée.
À partir de 2020, la trajectoire boursière du titre a été rattrapée par la réalité réglementaire : amende de 3,3 milliards de dirhams infligée par l’ANRT pour abus de position dominante, suivie deux ans plus tard d’une astreinte de 2,45 milliards. À cela s’est ajouté le contentieux avec Wana (inwi), sanctionné en 2024 par une condamnation de plus de 6 milliards de dirhams.
Sur la cote, la sanction a été immédiate. Entre 2020 et début 2023, l’action IAM a perdu près de la moitié de sa valeur, effaçant des dizaines de milliards de dirhams de capitalisation. Pour la première fois de son histoire récente, l’opérateur historique devenait une «valeur à problème», entraînée dans un cycle où le risque judiciaire prenait le dessus sur les fondamentaux.
Des fondamentaux solides, mais un marché qui doutait
Car, paradoxalement, jamais les chiffres n’ont véritablement raconté une histoire de déclin. En 2024, le groupe affiche encore 36,7 milliards de dirhams de chiffre d’affaires, en légère progression à taux de change constant. La marge EBITDA reste plantée au-dessus des 50%, à des niveaux que peu d’opérateurs africains peuvent revendiquer. Et le RNPG récurrent tourne toujours autour de 6 milliards de dirhams.
Les notes d’analystes récentes le confirment : IAM dispose d’un modèle opérationnel d’une rare résilience. Les marges restent élevées malgré une concurrence plus agressive, avec un marché mobile désormais quasiment à parts égales entre les trois opérateurs, et ce malgré un environnement réglementaire rarement favorable depuis cinq ans. Sur le terrain commercial, l’international joue plus que jamais son rôle de locomotive : les filiales Moov Africa continuent de tirer la croissance, portées par la data, l’Internet fixe hors Maroc et les services financiers sur mobile.
Les bureaux de recherche soulignent un potentiel de progression régulier à moyen terme, avec une croissance annuelle moyenne attendue de l’ordre de 4% sur les activités internationales. Dans ce climat encore tendu, le groupe a par ailleurs engagé des initiatives internes rarement observées auparavant, comme l’accord social conclu début juin 2025 avec le Syndicat national des télécommunications.
L’augmentation salariale de 5% (assortie d’un minimum de 500 dirhams) marque une volonté de stabiliser le climat social au moment où l’entreprise prépare un nouveau cycle d’investissement et de transformation. Le paradoxe était donc évident : une entreprise toujours solide dans ses comptes, mais perçue comme fragilisée dans son environnement et prisonnière d’un narratif négatif.
2024-2025 : apurer le passé, réécrire le narratif
Le tournant s’opère fin 2024, puis de façon beaucoup plus nette en 2025. La première détonation vient du règlement du dossier Wana. Maroc Telecom règle la facture, purge ses comptes et referme un dossier qui paralysait la valorisation depuis cinq ans.
La seconde, bien plus stratégique, intervient en mars 2025 avec l’annonce d’un partenariat majeur entre IAM et inwi. Après des années de confrontation, les deux groupes choisissent la voie de la collaboration. Au programme : mutualisation des infrastructures, création d’une FiberCo et d’une TowerCo détenues à parts égales, déploiement accéléré de la fibre et des tours 5G, investissements estimés à 4,4 milliards de dirhams sur la première phase, et renonciation aux recours dans le dossier du litige avec réduction du montant de l’indemnisation à 4,38 milliards de DH. Ce repositionnement intervient au moment où le Maroc préparait l’arrivée imminente de la 5G (opérationnelle depuis le 6 novembre).
Le 28 juillet 2025, l’ANRT attribue finalement les licences aux trois opérateurs Maroc Telecom, Wana et Orange, pour un montant de 2,1 milliards de dirhams. Cette étape acte la fin d’un long processus réglementaire et ouvre un nouveau cycle d’investissement technologique. Les analystes ont souligné d’ailleurs l’entrée dans un cycle Capex plus soutenu. Certes, l’effort d’investissement va augmenter, mais il est considéré comme «productif» et nécessaire pour repositionner IAM dans la course à la fibre et à la 5G. Les bureaux de recherche anticipent un ratio Capex/CA autour de 22% sur les prochaines années, un niveau élevé mais cohérent avec les ambitions du groupe et avec la montée en puissance des besoins digitaux nationaux.
Dans cette dynamique, IAM multiplie les signaux de repositionnement stratégique. Sa première émission obligataire privée de 3 milliards de dirhams, annoncée le 24 juin 2025, illustre une volonté affirmée de diversifier ses leviers de financement et de renforcer sa marge de manœuvre à l’aube d’un cycle capitalistique important. Enfin, l’opérateur soigne aussi son image : le 7 novembre 2025, Maroc Telecom dévoile une nouvelle identité visuelle entièrement redessinée autour du rouge, couleur censée incarner l’énergie, l’innovation et l’engagement dans la vision «Digital Morocco 2030». Un geste symbolique, mais révélateur d’un groupe décidé à se réinscrire dans une dynamique positive.
Nouvelle gouvernance, nouveau cycle boursier
L’autre élément majeur du nouveau narratif s’appelle Mohamed Benchaâboun. Nommé en février 2025, l’ancien ministre des Finances et expatron du groupe BCP prend les commandes d’un groupe en quête de réancrage stratégique. Son profil rassure les investisseurs : maîtrise des enjeux institutionnels, crédibilité sur les dossiers complexes, capacité à aligner l’entreprise sur les priorités nationales (digitalisation, infrastructures, souveraineté numérique, préparation de la Coupe du monde 2030).
L’année 2025 est aussi celle de la grande réforme de gouvernance. Actée par l’Assemblée générale extraordinaire du 18 juin 2025, la transformation du mode de gestion d’un système dualiste à un Conseil d’administration unifié marque une rupture dans l’histoire d’IAM. Une évolution qui vise à raccourcir les circuits décisionnels, à clarifier les responsabilités et à mieux accompagner la transformation du groupe. La réorganisation s’accompagne d’un repositionnement stratégique plus large.
Le 18 juillet 2025, Maroc Telecom annonce un accord stratégique en vue avec Google Cloud pour créer un centre régional de stockage de données au Maroc, adossé à l’utilisation d’énergies renouvelables. Un projet structurant qui s’inscrit dans la montée en puissance des besoins cloud et dans la volonté du Royaume de devenir une plateforme numérique africaine.
En Bourse, le changement de climat est palpable. Depuis janvier 2025, l’action IAM s’est appréciée de 56% à son pic du 6 septembre, atteignant 128 dirhams avant de retomber autour de 113 dirhams dans le cadre d’un mouvement de correction généralisée sur le marché. Même dans ce repli, le titre affiche encore près de 37% de hausse sur l’année, signe qu’il surperforme nettement le Masi et reste porté par un regain de confiance des investisseurs.
Les analystes réajustent leurs valorisations, souvent dans le sens d’une plus grande visibilité. Les recommandations récentes parlent d’un titre redevenu une valeur de rendement, avec un dividende anticipé offrant un rendement proche de 4,4%, sur la base d’un payout normalisé autour de 70%. La structure financière est décrite comme «suffisamment robuste» pour absorber le cycle d’investissement sans dégrader le profil de risque. Maroc Telecom retrouve ainsi sa place de pilier parmi les valeurs matures du Masi.
Les défis de la «nouvelle Maroc Telecom»
Rien n’est gagné pour autant. Le défi principal sera de monétiser la 5G, dans un contexte où l’appétit du marché pour les services premium reste incertain. Les analystes rappellent que la 5G ne génère pas immédiatement de nouveaux relais de croissance, surtout dans un marché marocain déjà très compétitif et où la pression sur les prix reste forte. Le groupe devra également maintenir ses marges tout en absorbant un cycle d’investissements lourds. L’alliance avec Google Cloud ouvre une fenêtre stratégique majeure, mais suppose un repositionnement rapide sur les services d’hébergement, la cybersécurité et la gestion de données. IAM devra aussi concilier son rôle d’opérateur historique - et ses obligations réglementaires - avec la dynamique concurrentielle imposée par Orange et inwi.
En Afrique, les relais de croissance restent porteurs, mais exposés à des environnements réglementaires parfois instables et à une concurrence qui se modernise rapidement. Les analystes évoquent également un risque d’érosion sur certaines zones rurales, où les technologies satellitaires, type Starlink, commencent à se déployer. Enfin, la transformation interne devra se poursuivre. L’accord social de juin 2025 est un premier signal, mais la réussite du nouveau cycle passera aussi par l’évolution des métiers, l’adoption de nouveaux modèles organisationnels et la capacité à faire monter en compétence des équipes souvent habituées à un modèle plus traditionnel.
Au final, Maroc Telecom n’est plus l’opérateur «intouchable» qu’il fut pendant deux décennies. Mais il n’est plus non plus la valeur sanctionnée entre 2020 et 2023. Une fois les contentieux réglés, le groupe a remis de la clarté dans sa stratégie, engagé une transformation profonde de son modèle et posé une nouvelle gouvernance. Cette combinaison a fini par inverser la perception du marché. Le rebond du titre depuis début 2025 (+37,67% au 15 novembre) ne dit pas que tout est réglé. Il dit que Maroc Telecom est de nouveau analysée, de nouveau débattue, de nouveau pertinente. Et qu’un nouveau cycle pourrait bien commencer.