Me Aïda Bennani, avocate au Barreau de Casablanca, spécialisée en droit des affaires, décrypte pour Finances News Hebdo les contours et les enjeux de la réforme annoncée du régime des chèques sans provision. Pour l’avocate, cette réforme représente une avancée vers une justice plus adaptée aux réalités économiques, à condition que les garde-fous nécessaires soient mis en place pour éviter les dérives et protéger les créanciers.
Propos recueillis par Y. Seddik
Finances News Hebdo : Le ministère de la Justice a récemment annoncé une réforme visant à dépénaliser certains incidents de chèques, notamment dans les cas entre époux, et à introduire des mécanismes de régularisation comme le bracelet électronique. Selon vous, cette approche peut-elle vraiment concilier modernisation du droit, désengorgement judiciaire et sécurité des transactions ?
Aïda Bennani : A titre de rappel, le chèque est un titre de paiement à vue, régi par les dispositions du Dahir formant Code des obligations et des contrats (DOC) ainsi que par les articles 239 à 328 du Code de commerce marocain. Il constitue un acte unilatéral par lequel une personne, appelée le tireur, donne ordre à un établissement bancaire, le tiré, de payer à vue une somme déterminée à une tierce personne, le bénéficiaire, ou à son ordre. Le défaut de provision suffisante au moment de la présentation expose le tireur à des sanctions civiles, bancaires et, dans certains cas, pénales (émission de chèque sans provision), conformément à la loi n°15-95 formant Code de commerce. Le Maroc s’apprête à réformer en profondeur le régime juridique des chèques sans provision, avec une série de mesures visant à alléger la charge pénale, faciliter la régularisation et moderniser l’usage de cet instrument de paiement. Les principales nouveautés de la réforme s’articulent autour de quatre changements majeurs (i) la dépénalisation des chèques entre époux : les chèques émis entre conjoints ne seront plus considérés comme des infractions pénales. Ces différends relèveront désormais du domaine civil, afin d’éviter la criminalisation des affaires familiales; (ii) l’abandon des poursuites en cas de régularisation : si le montant du chèque impayé est réglé, les poursuites judiciaires seront abandonnées, les personnes détenues seront libérées immédiatement et les avis de recherche annulés. Une contribution de 1 à 5% du montant du chèque pourra être exigée en guise d’amende pour l’État; (iii) l’Introduction du bracelet électronique : en cas d’incident de paiement, l’émetteur du chèque bénéficiera d’un délai d’un mois pour régulariser la situation, durant lequel il sera soumis au port d’un bracelet électronique. Si la dette n’est pas apurée, une seconde période d’un mois pourra être accordée, toujours sous le même dispositif de surveillance; et (iv) le seuil de poursuite pénale en discussion : le gouvernement envisage d’introduire un seuil en dessous duquel les poursuites pénales ne seraient pas engagées. Les montants envisagés varient entre 10.000 et 20.000 dirhams, bien que ce point reste à discuter avec Bank Al-Maghrib.
F.N.H. : Cette réforme repose en partie sur la promesse d’une justice plus rapide et plus adaptée aux réalités économiques. En pratique, pensez-vous que le transfert d’un grand nombre de litiges vers le civil permettra effectivement aux entreprises, notamment les PME, de mieux faire valoir leurs créances ?
A. B. : Cette réforme vise à moderniser le traitement des incidents de paiement, à désengorger les tribunaux et à renforcer la confiance dans les instruments de paiement. Elle s’inscrit dans une tendance mondiale de dépénalisation des chèques sans provision, tout en tenant compte des spécificités du tissu économique marocain. En théorie, le transfert des litiges vers la justice civile peut offrir aux entreprises, notamment les PME, un cadre plus adapté et plus efficace pour faire valoir leurs créances, à condition que des réformes structurelles accompagnent ce basculement. Aujourd’hui, les procédures civiles restent souvent longues, complexes et coûteuses, ce qui peut décourager les petites entreprises à engager des actions. Si l’objectif est d’accélérer le règlement des différends, cela suppose un renforcement concret des juridictions civiles : simplification des procédures (comme l'injonction de payer), digitalisation, renforcement des effectifs et un accès facilité à la justice. Sans ces ajustements, il y a un risque que le transfert ne fasse que déplacer le problème au lieu de le résoudre. Pour que cette réforme tienne ses promesses, il faudra veiller à ce que les PME disposent d’outils rapides, accessibles et peu onéreux pour recouvrer leurs créances, sans être désavantagées face à des débiteurs mieux armés juridiquement ou financièrement.
F.N.H. : La suppression des poursuites pénales pour les petits montants (en dessous de 10.000 à 20.000 dirhams, seuil encore à définir) pourrait soulager les tribunaux, mais créer un angle mort juridique. Ce seuil vous semblet-il pertinent économiquement ? Et comment éviter un effet d’aubaine pour les mauvais payeurs ?
A. B. : La dépénalisation des incidents de paiement de chèque de montants inférieurs à 20.000 dirhams pourrait avoir pour effet de créer une zone d’ombre. Pour éviter ces dérives, il serait essentiel de mettre en place des mécanismes de contrôle comme le suivi des récidives, un registre des mauvais payeurs, des procédures civiles renforcées (injonction de payer simplifiée) ou encore des sanctions administratives dissuasives. Le succès de cette mesure dépendra donc de l’équilibre entre la dépénalisation et les garde-fous prévus pour préserver la sécurité juridique des créanciers.
F.N.H. : Enfin, cette réforme intervient alors que d'autres outils sont déjà en place pour encadrer le risque lié aux chèques (SCCI, scoring, consultation des données). Peut-on parler d’une refonte globale de la culture du paiement au Maroc ? Et quelles en seront, selon vous, les implications pour l’accès au crédit et les relations commerciales ?
A. B. : Oui, cette réforme s’inscrit clairement dans une dynamique de refonte globale de la culture du paiement au Maroc. En allégeant la réponse pénale face aux incidents de paiement mineurs, tout en s’appuyant sur des outils existants comme le Système central des chèques irréguliers (SCCI), les dispositifs de scoring et la consultation des données, l’objectif semble être de responsabiliser davantage les acteurs économiques et de moderniser la gestion du risque. Cette approche favorise une logique de transparence et de prévention plutôt que de sanction automatique. Ses implications sont importantes: d’une part, elle pourrait améliorer l’accès au crédit pour les entrepreneurs en réduisant le poids des incidents ponctuels, notamment ceux de faible montant; d’autre part, elle pousse les relations commerciales vers plus de formalisme, de traçabilité et d’évaluation du risque. Toutefois, cela nécessite un changement de mentalité, une confiance renforcée dans les outils de régulation et un accompagnement des professionnels, afin que cette transition ne fragilise pas les créanciers ni ne décourage la prise de risque économique. Le projet de loi est en phase finale de validation et devrait être adopté prochainement. Il est crucial qu’il soit accompagné d’une série de mesures destinées à assurer l’efficacité de ce nouveau régime.