Revolut veut poser ses valises au Maroc, avec l’ambition de bousculer un marché bancaire réputé solide, mais encore très fermé. Face à elle, Bank Al-Maghrib avance avec prudence, décidée à accueillir l’innovation sans compromettre l’équilibre du système. Entre la fougue d’une néobanque mondiale et la vigilance d’un régulateur, le pays s’apprête à vivre un face-à-face révélateur de sa maturité financière.
Par R. Mouhsine
Les discussions entre la néobanque britannique Revolut et Bank Al-Maghrib entrent dans une phase décisive. Après une première rencontre en juin dernier, le Conseil d’administration de Revolut doit se rendre à Rabat durant ce mois d’octobre pour présenter ses projets.
Le wali de la Banque centrale, Abdellatif Jouahri, a confirmé l’information fin septembre : le régulateur étudiera le dossier avec attention, mais dans le respect d’un principe intangible, préserver la stabilité du marché. «Nous ne pouvons pas permettre à un nouvel acteur de déstabiliser le marché», a-t-il prévenu. Le ton est posé : ouverture, oui; dérégulation, non.
Entre appétit d’innovation et prudence marocaine
La démarche de Revolut s’inscrit dans un contexte mondial d’expansion accélérée. Présente dans plus de 140 pays, la fintech britannique s’est imposée en une décennie comme l’un des visages de la révolution bancaire numérique : comptes multidevises, transferts instantanés, investissements boursiers et en cryptomonnaies, gestion d’assurance ou d’abonnement depuis une seule application.
Son modèle séduit par sa simplicité et sa transparence. Mais au Maroc, l’aventure s’annonce plus complexe. L’obtention d’un agrément bancaire est un processus long et exigeant. Au-delà du capital requis (200 millions de dirhams au minimum), le projet doit démontrer une réelle valeur ajoutée pour l’économie nationale et s’intégrer sans perturber l’écosystème existant. Ces critères constituent la colonne vertébrale de la politique de Bank Al-Maghrib, qui, depuis la dernière licence octroyée en 2015 à CFG Bank, se montre particulièrement sélective envers les nouveaux entrants. L’arrivée éventuelle de Revolut au Maroc soulève des enjeux multiples.
Pour le régulateur, il s’agit de concilier l’ouverture à l’innovation avec la préservation d’un système bancaire reconnu pour sa solidité. Pour les acteurs locaux, c’est l’annonce d’une concurrence inédite, susceptible d’accélérer la modernisation numérique des services financiers. Et pour les consommateurs, la perspective d’une offre plus fluide, moins chère, et centrée sur l’expérience utilisateur. Le Maroc constitue, pour Revolut, un terrain d’expansion idéal : un pays relativement stable, à forte connectivité, et encore sous-bancarisé.
Selon Bank Al-Maghrib, 42% des Marocains n’ont toujours pas de compte bancaire. La néobanque y voit un potentiel de croissance considérable, notamment parmi les jeunes urbains et les Marocains résidant à l’étranger. Ces derniers transfèrent chaque année plus de 100 milliards de dirhams; un segment stratégique où Revolut, forte de son expertise internationale en transferts multidevises, peut rapidement s’imposer.
Les premiers pas d’une stratégie graduelle ?
Consciente des contraintes réglementaires, Revolut devrait débuter par une approche progressive. Sa première étape consisterait à opérer sous le statut d’établissement de paiement, une formule plus accessible que la licence bancaire complète. Ce cadre lui permettrait de proposer des cartes prépayées, des transferts internationaux et des solutions de paiement aux commerçants.
«Ils pourraient commencer par les transferts transfrontaliers des MRE, les solutions de paiement pour les commerçants, ou encore s’allier à un acteur local pour proposer certains de ses services innovants», explique l’expert fintech Yassine Regragui. «Le déploiement de l’ensemble des services de Revolut au Maroc, tels qu’ils existent en Europe, est quasi-impossible en raison de la réglementation et des exigences locales», souligne-t-il.
Dans ce contexte, Revolut adopte elle aussi un ton de prudence. Contacté par Finances News Hebdo, le directeur de la Communicaton Europe de l’Ouest du groupe, Elliot Lenepveu, admet que Revolut en est encore «aux premières étapes du processus» de négociations. «Le Maroc est un marché que nous évaluons actuellement et que nous considérons comme attractif, avec le potentiel d’offrir à l’avenir une proposition de valeur unique à nos utilisateurs», précise le responsable. L’enjeu est donc double : tester la capacité du marché marocain à absorber les services d’une fintech mondiale, et démontrer à Bank Al-Maghrib que l’innovation peut dialoguer avec la régulation, sans la contourner.
Plus qu’un simple nouvel acteur, Revolut représente un véritable test de résistance pour le modèle bancaire marocain. Le secteur, bien que solide et rentable, reste marqué par une forte concentration, avec cinq groupes qui contrôlent près de 80% des actifs. Cette structure a permis au pays de traverser les crises sans secousses majeures, mais elle freine parfois la diffusion de l’innovation.
Face à la montée des usages digitaux, Bank Al-Maghrib pousse déjà les établissements locaux à renforcer leurs offres en ligne et à s’ouvrir aux fintechs. L’arrivée de Revolut pourrait accélérer cette dynamique, en créant une saine émulation. Les banques traditionnelles devront repenser leurs modèles, réduire les coûts de transaction et améliorer l’expérience client. «Indirectement, Revolut pourrait les pousser à le faire, en jouant le rôle de révélateur et non en sauveur», estime Yassine Regragui. Mais ce stress test comporte des risques : celui de voir les acteurs locaux perdre des parts de marché, celui d’une dépendance technologique étrangère, ou celui d’un choc concurrentiel mal encadré. BAM avance donc sur une ligne de crête : encourager l’innovation sans compromettre la souveraineté financière.
Le Maroc, tête de pont africaine ?
Pour Revolut, le Maroc pourrait devenir sa tête de pont vers l’Afrique francophone. Sa stabilité macroéconomique, son système bancaire intégré, et son influence régionale en font une base naturelle pour rayonner vers l’Afrique de l’Ouest et du Centre. Le Royaume, déjà hub financier reconnu à travers Casablanca Finance City, y trouverait un levier supplémentaire pour conforter son ambition de devenir un centre régional de la fintech. Pour autant, le pari reste conditionné à la réussite locale.
«Le Maroc est en pleine révolution fintech et la réglementation veut une évolution contrôlée, pas explosive», résume Yassine Regragui. Revolut devra donc adapter son modèle global aux spécificités marocaines : usage du Dirham, réglementation des changes, encadrement des données et conformité AML-CFT. Ce dialogue entre innovation et régulation sera la clé de voûte du projet. Au-delà de la bataille de licences, le dossier Revolut symbolise un moment charnière.
Le Maroc entre dans une nouvelle ère financière où les frontières entre banques, fintechs et plateformes technologiques deviennent poreuses. BAM entend garder la main sur ce mouvement : intégrer les fintechs dans l’écosystème, plutôt que de les laisser le bouleverser. Revolut envisage de débarquer au Maroc avec la promesse d’une petite révolution bancaire, mais Bank Al-Maghrib veille au grain pour garder le contrôle. Entre innovation et prudence, le Royaume pourrait bien devenir le tremplin africain des fintechs. À condition, bien sûr, que la modernité danse au rythme des règles locales.